Carl Gustav Jung (1875-1961) était médecin psychiatre. Longtemps le dauphin de Freud, il connaît une profonde régression à la suite de leur rupture. Il est assailli de rêves violents et de visions terrifiantes, rencontre des esprits avec qui il dialogue « comme avec des êtres réels », connaît des expériences de mort imminente et de sortie du corps, le tout sur fond de troubles cardiaques. Il frôle la psychose de son propre aveu.
Pour résister au choc psychologique, il s’arrime. Il s’ancre dans la réalité ordinaire de ses responsabilités familiales et professionnelles, structure rigoureusement ses temps de travail. Il s’enracine dans son corps, puise l’eau, retourne la terre, construit de ses mains les fondations d’une tour au bord du lac. Bien sanglé dans sa réalité corporelle et matérielle, il se permet de s’abandonner à son univers intérieur, se laisse guider par les sensations et émotions d’enfance qui lui reviennent. Il dessine, peint et calligraphie ses visions, il sculpte le bois et la pierre, il écrit. Il couche sur papier ses dialogues avec les esprits et rédige en parallèle une de ses œuvres majeures, « Les types psychologiques ».
Tenir le coup dans cette épreuve fut une question de force brutale. Plus d’un y a succombé. Nietzsche, Hölderlin, et bien d’autres. Mais il y avait en moi une force vitale élémentaire…
Sa détermination et le soutien de ses proches lui permettent de traverser consciemment la crise psychologique qui l’a assailli. Il émergera plus personnel et plus créateur qu’auparavant de cette dramatique « confrontation avec l’inconscient » — selon ses propres termes.
Ce fut naturellement une ironie du sort qu’il m’ait fallu, en tant que psychiatre, au cours de mon expérience, rencontrer pour ainsi dire pas à pas ce matériel psychique qui fournit les pierres à partir desquelles se construit une psychose.
Son œuvre, la psychologie analytique — ainsi dénommée pour la distinguer de la « psychanalyse » propre à Freud — ou psychologie des profondeurs, est intimement liée à son expérience dialectique avec son monde intérieur, une traversée personnelle éprouvante tant par ses accents psychotiques qu’en raison de la difficulté d’en rendre compte scientifiquement.
Car, concerné au premier chef par l’expérience psychologique douloureuse, si Jung reste avant tout un thérapeute soucieux de soigner, il est aussi un scientifique, attentif à mettre ses hypothèses à l’épreuve de la réalité, et soucieux d’être reconnu comme tel par ses pairs. Jusqu’à sa mort, il a ressenti le douloureux sentiment d’être incompris et d’une profonde solitude, dont par ailleurs il s’accommodait.
Pourquoi ne dit-on pas simplement que je suis un psychiatre auquel il importe au premier titre de présenter et d’interpréter son matériel clinique ?
Compte tenu de cette étroite imbrication entre vie et œuvre, la théorisation qu’a tentée Jung a fortement évolué au fil de son expérience personnelle et clinique. Par conséquent, dans l’acception jungienne, un « concept » est un effort descriptif d’un phénomène psychologique observable, et jamais une notion abstraite et rigide. En ce sens, un « concept jungien » est un oxymore. Il reste à tous moments empirique et vivant.
La science est l’art de créer des illusions adaptées, que l’insensé croit ou conteste ; quant au sage, il se réjouit de leur beauté et de leur richesse sémantique, sans ignorer que ce sont des voiles et des tentures humaines qui dissimulent l’obscurité abyssale de l’inconnaissable.
La répugnance de Jung à tout dogme fait de lui un explorateur inlassable des manifestations psychiques en d’autres temps et d’autres lieux. S’ancrer dans une recherche transdisciplinaire lui permet également d’aller à la recherche des traces d’universalité de l’expérience psychologique. Afin de trouver des parallèles dans l’histoire, il étudie les religions et traditions anciennes, dont la gnose et l’alchimie. C’est ainsi qu’il découvre que de mêmes archétypes sont actifs depuis les temps les plus anciens. Il explore également la linguistique, l’art et la littérature, et étudie en profondeur l’œuvre de grands poètes ou philosophes tels Platon, Kant, Dante, Schiller, Nietzsche, Schopenhauer ou Goethe. Il lit l’œuvre de l’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl et entreprend de multiples voyages ethnographiques afin d’approcher des tribus primitives après en avoir étudié la langue. Dans les années vingt, il séjourne ainsi successivement dans la région saharienne de Tunisie, chez les Indiens Pueblos du Nouveau-Mexique, dans une tribu du Mont Elgon entre le Kenya et l’Ouganda. Plus tard, il voyagera encore en Inde et à Ceylan.
– « Nous sommes les fils de notre Père le Soleil, et grâce à notre religion, nous aidons quotidiennement notre Père à traverser le ciel (…) ». Alors je compris sur quoi reposait la ‘’dignité’’, la certitude sereine de l’individu isolé : il est le fils du Soleil, sa vie a un sens cosmologique (…). Si nous comparons à cela notre autojustification, ou le sens que la raison prête à notre vie, nous ne pouvons éviter d’être impressionnés par notre misère. Déjà il nous faut sourire, ne fût-ce que par pure jalousie, de la naïveté indienne et nous glorifier de notre intelligence, afin de ne point découvrir combien nous sommes appauvris et dégénérés. Le savoir ne nous enrichit pas, au contraire, il nous éloigne de plus en plus du monde mythique dans lequel, jadis, nous avions droit de cité.
Enfin, pour mieux formaliser sa pensée, Jung collabore avec des scientifiques d’autres disciplines tels le sinologue Richard Wilhelm, l’indianiste Heinrich Zimmer, le philologue et mythologue Karl Kerényi, ou encore le prix Nobel de physique quantique Wolfgang Pauli avec qui il correspondra durant plus d’un quart de siècle autour de la question de la « synchronicité », ce phénomène de manifestation simultanément psychique et physique.
À sa mort en 1961, R.F. Hull, son traducteur officiel vers la langue anglaise et un de ses fidèles amis, eut cette épitaphe :
« Jung était à lui seul un asile ambulant et son médecin-chef ».
Il faut saisir l’immense respect de cette formule, qui désigne un puissant thérapeute, un homme brillant, introverti et paradoxal, doué d’un humour redoutable et qui, à travers ses épreuves personnelles, a eu accès au monde de l’inconscient collectif, le monde de l’au-delà de la conscience, et en a décodé des clefs majeures d’intégration à la réalité quotidienne. Parmi celles-ci, l’analyse des rêves, la conjonction des opposés, le dialogue avec nos images intérieures qu’il désignera par l’expression « imagination active », et l’ancrage corporel.
Par là-même, il a tracé le chemin de guérison de ceux qui vivent les angoisses de l’âme qui cherche à s’exprimer pleinement dans la personnalité.
Un chemin qui débouche sur une vie à la fois plus paisible et plus créative.
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