« Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation. Tout ce qui gît dans l’inconscient veut devenir événement et la personnalité, elle aussi, veut se déployer à partir de ses conditions inconscientes et se sentir vivre en tant que totalité. »

 

Jung a longtemps été le dauphin de Freud, de 20 ans son aîné, avant que leurs divergences de perception de la réalité de « l’inconscient » ne conduisent à une rupture irrémédiable entre les deux hommes. C’est en raison de cette profonde différence d’approche qu’il refusait d’appeler psychanalyse sa démarche, et lui préférait l’expression « psychologie analytique » ou « psychologie des profondeurs ». La différence entre les deux approches est effectivement comparable à la différence entre plongée-tuba et plongée-bouteille… une question de profondeur et de champ de vision.

Pour Freud, l’inconscient n’est qu’une poubelle. Il le comparera même aux « écuries d’Augias », ces écuries de la mythologie grecque qui étaient si sales qu’elles étaient impénétrables, et que le héros Héraclès avait eu charge de nettoyer. C’est le lieu où s’accumulent les expériences de vie oubliées, refoulées, censurées. Le but de la psychanalyse freudienne, c’est de nettoyer l’inconscient et de ramener ces contenus à la conscience, qui reste première.

Cet inconscient-là, Jung ne le nie pas. Dans son vocabulaire à lui, c’est l’inconscient « personnel », le lieu où se développent nos complexes affectifs et où se logent nos ombres, ces facettes de notre personnalité que nous ignorons ou refusons. Mais il considère l’inconscient personnel comme relatif et superficiel au regard de notre potentiel de transformation et d’épanouissement.

Ce qui lui importe, c’est l’inconscient « collectif », au point que lorsqu’il se réfère à l’inconscient personnel, il le précise. Par défaut, l’inconscient « jungien », c’est l’inconscient collectif.

Pourquoi ce terme « collectif » ? Le mot allemand a une signification plus transparente : « überpersönlich », c’est-à-dire supra-personnel. Il s’agit d’une strate beaucoup plus profonde, plus ancienne, qui remonte aux origines de la race humaine à travers le temps.

Par opposition, l’inconscient personnel freudien est propre à la vie individuelle de chacun. En termes biologiques, on dirait que l’inconscient freudien est ontogénétique et l’inconscient jungien est phylogénétique.

 « L’être humain est « en possession » de bien des choses qu’il n’a jamais acquises par lui-même, mais qu’il a héritées de ses ancêtres. Il ne naît pas tabula rasa, mais simplement inconscient. Il apporte en naissant des systèmes organisés spécifiquement humains et prêts à fonctionner qu’il doit aux millions d’années de l’évolution humaine. »

L’inconscient collectif préexiste donc à la naissance. L’enfant naît déjà (ou encore) baigné d’un océan psychique qui le dépasse, puis seulement sa conscience personnelle, comme son inconscient personnel, émergent progressivement. Cette préexistence explique que certaines de ses angoisses, certains de ses rêves ou images intérieures ne peuvent s’expliquer par son historique familial. Ces manifestations de son inconscient sont d’autant plus puissantes que leur origine est plus archaïque et échappe à l’entendement.

Comment Jung en est-il arrivé à postuler cette strate phylogénétique de l’inconscient ? Par son expérience tant clinique (comme psychiatre en charge de patients psychotiques) que personnelle (sa propre traversée psychotique).

 Il observe que certaines images qui émanent de l’inconscient —qu’il s’agisse de rêves, de visions, d’expression artistique spontanée—  montent à la conscience sans que la personne ait pu en avoir conscience par son éducation ou son environnement. Ce sont des images universelles et intemporelles, dotées d’une puissante charge émotionnelle. Ses recherches anthropologiques et historiques le lui confirment : il s’agit bien d’empreintes archaïques, comme celles dont témoignent les mythes et les traditions ancestrales, à travers les cultures et les siècles. Ces images intemporelles, il les appelle des images « archétypiques » et il désigne l’univers archétypique du nom d’inconscient collectif.

En fait, Jung avait l’intuition, confirmée par ses observations cliniques, de l’univers quantique, au-delà de l’espace et du temps ! Durant plus de vingt ans, il entretiendra avec Wolfgang Pauli, Prix Nobel de Physique quantique, une correspondance scientifique passionnante autour de cette identité entre la dimension psychique et physique de la vie.

« Ce que la conscience perçoit sous forme successive est, dans l’inconscient, coexistence, simultanéité. Phénomène que j’ai désigné du nom de synchronicité. »

Pratiquement, quel est l’enjeu de cette perspective ? Immense d’un point de vue psychothérapeutique.

D’abord parce qu’elle permet de sortir de l’impasse de nombreuses thérapies qui, s’étant cantonnées à l’exploration de la vie individuelle et de l’histoire infantile ou même trans-générationnelle de la personne, échouent à la dégager de son fond d’angoisse.

Ensuite parce qu’elle offre un cheminement de sens et d’intégration pour ceux qui ont connu des expériences indicibles, qu’il s’agisse de bouffées psychotiques, de perceptions extra-sensorielles ou d’autres phénomènes dits paranormaux.

Enfin parce que, comme Jung l’a observé, l’inconscient collectif est chargé d’une énergie dynamique et sans fin, qui est dotée d’une dimension téléologique : elle tend vers le rétablissement des déséquilibres de la personnalité et vers la réalisation de soi, de la même façon qu’un gland tend à devenir chêne et non pas frêne. En ce sens, l’inconscient collectif qui est à mettre en relation avec l’Atman dans la philosophie indienne.

« La découverte que l’inconscient n’est pas seulement le simple dépositaire de notre passé, mais aussi rempli de germes de situations psychiques et d’idées à venir, a déterminé la nouveauté de ma propre attitude à l’égard de la psychologie. »

C’est le propre de l’analyse jungienne, de la psychologie des profondeurs : se mettre à l’écoute des manifestations de l’inconscient collectif et orienter sa vie en conséquence. Il s’agit de retrouver la pente naturelle d’écoulement de son énergie psychique, de se relier à son âme.