En 1955, au cours d’un interview, Malraux eut cette réflexion :

Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintroduire les dieux.

Cette plus terrible menace n’était pas, dans son esprit, la course aux armements nucléaires. C’était le constat que La civilisation moderne, la civilisation du siècle des machines, tente de rationaliser le problème moral ; elle a substitué un fantôme aux profondes notions de l’homme qu’avaient élaboré les grandes religions. Or la science ne tend pas à une notion de l’homme mais à la connaissance du cosmos .

Fameuse prescience qu’eut Malraux ! Les signes de réintroduction des dieux —hors des voies confessionnelles trop souvent récupérées par la géopolitique — se font de plus en plus prégnants. En 2007, moi-même me suis appelée à m’engager dans cette « tâche du prochain siècle », après 25 années de divers métiers au service des la performance sonnante et trébuchante des entreprises. Je suis d’abord devenue analyste jungienne, cette psychologie des profondeurs tournée vers l’écoute de l’Âme. L’âme, c’est ce souffle qui nous anime dès notre venue sur terre et que nous rendons en la quittant. C’est cette énergie vitale qui cherche à s’incarner à travers nous.

Initialement, mon écoute se portait sur les manifestations de l’Âme individuelle, et les traumas de vie de la personne qui la voilent. Plus récemment, elle s’est élargie aux manifestations de l’Âme du monde. Ce qu’en termes ramassés, on peut appeler une approche eco-spirituelle.

Définir la spiritualité, c’est chaud !
Gad Elmaleh dans son film très intime, Reste un peu (2022)

…A fortiori si l’on s’astreint à s’exprimer à partir d’une expérience vécue plutôt qu’un dictionnaire. Je tenterais de la définir, approximativement, comme la relation avec l’univers, intangible et pourtant subtilement palpable, qui entoure et transcende notre réalité matérielle. Selon l’expérience et le vocabulaire de chacun, cet univers se dénomme le monde des Esprits, le monde subtil, l’Invisible, l’Univers, le Grand Tout.

Dans mon langage personnel, c’est le Mystère, ce qui échappe à toute explication —d’où peut-être la difficulté à le définir. C’est l’Au-delà — qu’il ne faut pas attendre de mourir pour le rencontrer. C’est le Sacré, l’en-dehors du temporel, du terrestre. C’est le Divin, que je ne résume pas au Dieu d’une religion ou d’une autre.

 

COMMENT CETTE RELATION AU SACRÉ SE VIT-ELLE ?

À chacun son chemin, ou plutôt ses chemins. Ils peuvent être multiples et se conjuguer.

Ce peut être par une présence qui se prolonge dans un lieu « habité », cathédrale ou petite chapelle, forêt primaire ou désert nu, vieil arbre ou cercle de pierres. Ou ce peut être une activité du quotidien : cuire le pain, cultiver son potager, langer un bébé, laver les pieds d’une vieille personne, sauver une araignée du balai. Le Sacré se cache dans moindres gestes, lorsqu’ils sont posés en conscience de leur mystère.

Ce peut être par une « prière », une invocation, une louange, une gratitude, exprimées en mots en chant, en poème. Ou ce peut être par la pratique d’un rituel, ce geste qui manifeste la transition entre le profane et le sacré. Le rituel peut naître d’une inspiration personnelle, un instant créatif. Il peut aussi être inspiré d’une tradition, religieuse (s’agenouiller, retirer ses chaussures), païenne (honorer les quatre directions, brûler des herbes) ou mystique (la danse des derviches tourneurs).

Ce peut être encore à travers l’intellect et les émotions : écouter Bach ou du Gospel, lire Maître Eckhart, Victor Hugo ou TS Eliot, ou les grands livres sacrés.  Et ce peut être par une pratique attentive aux subtiles variations vibratoires de notre environnement. Le chi gong et le feng shui sont des exemples de ces pratiques.

Dans tous les cas, corps et les sens sont conviés. Parce que nous sommes des êtres incarnés. Parce que la mise en présence du monde « autre » exige du respect, un ralentissement, une sortie du machinal, une mise au repos de l’ego frénétique. Et parce que l’émotion et la paix intérieure qui se réveillent au contact du Sacré se ressentent dans nos fibres et notre système nerveux.

 

QUEL INTÉRÊT À S’ENGAGER DANS CE CHEMIN SPIRITUEL ?

D’emblée, la question est paradoxale. S’incliner devant le Sacré est avant tout un mouvement gratuit. Tout comme on salue une personne, sans autre intérêt que le respect. Florent Pagny le chante si bien : Apprendre à sourire Rien que pour le geste Sans vouloir le reste… Sans cette inclinaison préalable, à la fois respectueuse et gratuite, toute orientation spirituelle est viciée par une intentionnalité d’efficacité, de résultat à atteindre.

Dans le même esprit [sans jeu de mots], l’expérience spirituelle ne se choisit pas vraiment. Derrière tout acte de volonté ou de curiosité apparente, il y a un appel, un quelque chose de « plus fort que soi » qui titille jusqu’à ce qu’on y réponde. Et là est le premier intérêt de la démarche : apaiser une tension, un manque qui n’est pas de nature psychologique. Dans ma pratique de thérapeute, combien de fois ai-je observé que la profonde tristesse persistante chez une personne exprime une solitude de l’âme plutôt qu’une solitude humaine !

Un autre bénéfice d’une pratique spirituelle est somatique: elle soutient l’autorégulation du système nerveux végétatif. Le cœur et le cerveau se détendent et s’apaisent. Toutes les pratiques méditatives, contemplatives en témoignent.

Un troisième enrichissement de l’activité spirituelle est l’ouverture de nos canaux perceptifs subtils. L’état de réceptivité au Sacré favorise des clins d’œil, des synchronicités, des intuitions, des élans créatifs. Toutes les personnes engagées dans un chemin spirituel ne feront pas nécessairement cette expérience. Pour reprendre la distinction de Jung sur les « types psychologiques », l’expérience sera probablement beaucoup moindre chez les personnes de type Pensée ou Sentiment, tandis qu’elle pourra être puissante chez des personnes de type Sensation ou Intuition. Et c’est alors qu’une vigilance particulière s’impose….

 

QUELLE VIGILANCE AVOIR SUR CE CHEMIN  ?

 Va, suis la vieille maxime de mon cousin le serpent : certainement ta ressemblance avec Dieu troublera un jour ton repos

GOETHE, Faust I.

L’ouverture des canaux perceptifs avec le monde du Mystère marque aussi le point de bascule où la pratique spirituelle peut se pervertir.

En premier lieu, cette ouverture perceptive constitue un piège : s’y identifier devient facilement une compensation à une faille narcissique. Par raccourci de langage, nombre de personnes affirment facilement être canal, médium, chamane. Comme le commentait un cheminant, aujourd’hui, il y a beaucoup de chamanekes !  L’ego spirituel est d’autant plus insidieux qu’on croit évoluer à une octave supérieure. Or, la revendication identitaire, c’est l’inverse de l’inclinaison respectueuse et sans attente gratuite.

Apprendre à sourire Rien que pour le geste Sans vouloir le reste…

Le dérapage qui suit souvent cette faille narcissique, c’est la prise de pouvoir, la position haute de celui qui se veut thérapeute de l’autre. Et dans le champ de la spiritualité, les cadres de supervision sont rares. Soins quantiques, soins chamaniques, soins énergétiques. On peut certes, accumuler des formations, des certifications, du savoir. Mais quel cadre éthique pour ces soins ?

Loin de moi la suggestion que ces soins soient dépourvus de valeur,  j’y ai parfois recours, je me suis initiée à certains d’entre eux. Je suis juste extrêmement sensible aux failles narcissiques et donc énergétiques dans lesquelles on peut glisser, failles d’autant plus insidieuses qu’elles sont subtiles. La qualité d’un thérapeute spirituel est proportionnelle à son propre ancrage dans sa pratique spirituelle personnelle. Raison pour laquelle je sens mes propres résistances à m’y installer. La difficulté à me discipliner n’est pas mon moindre défaut. Je me méfie de mon propre ego spirituel.

Je vois passer dans mon cabinet des personnes angoissées, débordées par leurs potentialités insuffisamment bordées par une discipline spirituelle personnelle, et encore peu capables de prendre soin de leur espace face aux envahissements émotionnels. Leur discours peut parfois prendre des accents psychotiques : « je suis attaquée par des entités qui veulent  m’emmener ». Sans même aller jusqu’à ces extrêmes, il est des états de fatigue, d’angoisse ou de dépression dont la cause n’est pas psychologique mais une trop grande, trop rapide porosité au monde sacré. À côté de ceux qui résistent à l’appel, il y a ceux qui veulent le précéder. Ceux qui oscillent entre le frein et l’accélérateur. Et quand bien même on se croit être sainement aligné sur sa propre relation quotidienne au Sacré… nul n’est immunisé contre ses propres failles narcissiques.

Clairvoyance, clairaudience, magnétisme… Le piège de l’ouverture spirituelle est le manque d’humilité. Se croire investi d’un pouvoir sur les autres. Et c’est dommage, car il y a vraiment de la place, et même une nécessité en ces temps de mutation, pour des accompagnements spirituels et des soins énergétiques, à condition de rester vigilants à ne pas s’inscrire dans une intention de pouvoir. Une vigilance qui ne devrait prendre aucun repos…