© Photo Édouard Hue. Licence Creative Commons.
Depuis 2018, je m’interroge sur ma respons-abilité — au sens d’une capacité de réponse — face aux chaos contemporains. Ce questionnement, au départ essentiellement écologique et depuis élargi aux rapports de force du monde, a très tôt impliqué l’exigence de changer de vie. Il y a 18 mois, j’ai quitté la Belgique pour les Monts d’Arrée, comme le saumoneau d’Atlantique quitte sa rivière pour plonger dans la mer. Une migration qui, dans ses péripéties amplifiées par l’écho des mutations accélérées du monde, s’est révélée une catastrophe au sens premier de retournement, et m’a forcée à chercher en moi les ressources pour la traverser.
La violence, intemporelle certes, s’est démultipliée, et ma propre sensibilité s’est exacerbée. Même si elles me tentent, les réponses de déni sous toutes ses formes me deviennent inaudibles : « il n’y a rien de nouveau, ce n’est pas si grave, c’est trop tard, je suis impuissant, d’autres s’en chargeront ». La dégradation de la planète, les réveils du fascisme, la corruption des mots et des faits au service d’une ploutocratie, ce n’est pas rien et c’est grave. L’inéluctabilité et l’irréversibilité des dégâts ne nous affranchissent pas de faire face avec nos propres réponses. Nous vivons sur un terreau d’indifférence, d’impuissance, de haine et de rejet de l’autre. Se mettre en mouvement devient une exigence pour notre humanité, un engagement politique. N’étant pas aux manettes de commande du monde, nous ne pouvons l’influencer que par notre engagement à exprimer (comme on exprime le jus d’un fruit) ce que nous portons au plus profond de nous, aller chercher notre authenticité.
De même que jadis les Indiens sondaient les vibrations de l’environnement, l’oreille au sol, j’écoute ce qui monte de mes terres intérieures. Nommer ce que je vis, vivre ce que je nomme, m’a permis d’alchimiser mes bouleversements. Le poète René Char affirmait que les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux. Ces surgissements, je les partage par ces billets à destination des personnes, de plus en plus souvent inconnues, qui y retrouvent des échos de leurs propres interrogations et les prolongent le temps d’un échange de mails, lequel en retour m’emmène plus loin. Je me rends compte que j’essaie de traduire en termes psychologiques, pour les rendre partageables, des expériences parfois intransmissibles. Au-delà des intentions, elles se manifestent au travers d’actions encore disparates. J’avance à tâtons. Une éthique de vie cherche à s’installer : faire face à la réalité de l’état du monde ; réintégrer son corps et ses sensations ; renforcer ses capacités émotionnelles ; accueillir les souffrances réveillées en soi ; métaboliser la colère et la transformer en action ; cultiver le sens du respect ; prendre soin de la joie…
Je n’en ai pas fini avec la recherche de la joie. C’est qu’elle est difficile à approcher. C’est tellement simple de se suffire de la joie extérieure, la gaieté des retrouvailles et les éclats de rire des évènements heureux, mais elle peut être un obstacle à la joie intérieure, celle qui survit en traversées obscures. C’est d’ailleurs quand la joie externe manque que l’on parle à la recherche de l’autre. La joie intérieure peut être occultée, mais ne disparaît pas. Inconditionnelle, elle coule de source, une source qui, si elle peut se boucher, ne se tarit pas. Il arrive qu’on ne la trouve pas au bout du tunnel mais dans le tunnel, au cœur de l’expérience douloureuse. Cela a peu de sens de refuser la souffrance, qui fait partie de l’expérience humaine. Se débattre ne fait que la prolonger. Quand j’étais enfant, j’avais ce rêve fréquent de tenir les nuages sombres au bout d’une ficelle comme un cerf-volant, que je déplaçais à ma guise d’une traction de la main. C’est moins simple que cela. Néanmoins, sans attendre le retour du grand ciel bleu limpide, on peut chercher les trouées de lumière au cœur de l’obscurité, et de temps à autre dégager un nuage.
L’un des nuages qui occultent la joie est le sens du devoir. N’en déplace à notre société bardée d’obligations et d’interdits, nous n’avons qu’un unique devoir : ne pas nuire, ni à soi, ni aux autres, ni à la planète. Primum non nocere, l’adage d’Hippocrate, l’antique père de la médecine, est une exigence éthique, pour moi la seule qui vaille. Le reste, ce que nous appelons le sens du devoir, n’est pour l’essentiel qu’une soumission à des injonctions familiales ou culturelles : sois gentil, utile, performant. Cette obligation intériorisée de répondre à un fatras d’attentes pour se sentir aimé (ne soyons pas dupes de l’intention) est comme une crépine qui entrave nos élans de vie. Cesser de se sentir redevable, d’aligner nos comportements sur les conventions, est un grand pas en avant, même si on n’y arrive qu’à petits pas. Le film A Complete Unknown (Un parfait inconnu) restitue magnifiquement cette urgence de s’affranchir des attentes, assumée par le jeune Bob Dylan, et la créativité qui a découlé de cet affranchissement.
Cela peut donner le vertige, l’ivresse du grand air. Une fois dégagés de cette pression du devoir, on se retrouve effectivement en terrain inconnu, sans autres balises que les vibrations subtiles de notre corps. Voici que pointe le désir, dont la racine latine du mot est sidus, l’étoile, avec ce préfixe de- qui suggère de s’en détacher. Alors, le dé-sirdit-il la frustration de ne plus contempler le ciel étoilé ? Ou, au contraire la sortie d’un état de sid-ération (en astrologie médiévale, le mot désignait l’influence malfaisante des astres) ? Dans les deux cas, il évoque une aspiration. Il est cet appel des profondeurs qui veut crever le plafond de nos restrictions, comme la graine perce la terre. Il est la manifestation de notre puissance créatrice, notre élan vital qui nous pousse vers l’action et l’interaction. Nous le renions en nous autocensurant, sous prétexte qu’il est déraisonnable, que ce n’est pas le moment, qu’on a peur de sa puissance. Or tant qu’on ne lui donne pas sa place, tout le reste est bancal et morne. Je force le trait, mais si peu.
Retrouver ses désirs profonds est l’une des réponses fondamentales au désordre du monde. La joie coule de source une fois qu’on a retrouvé sa cohérence, remis ses priorités dans l’ordre. On est dans la bonne direction lorsque le corps répond : la respiration devient plus ample, le diaphragme s’assouplit, les muscles dorsaux se détendent. Le système parasympathique se remet en route. Le cerveau s’oriente vers l’action dès le réveil. Je tire un exemple de mon expérience personnelle : je porte en moi depuis toujours le besoin de me sentir serviable : toutes mes activités ont été orientées vers le service, comme avocat, consultant, bénévole en soins palliatifs, coach, psychologue, analyste. Ce sentiment d’obligation envers les autres a étouffé depuis des dizaines d’années un désir très profond, celui d’écrire, sans aucune prétention d’utilité. Juste la joie des mots qui transmutent des images et des sensations, qui comme un tour de potier font advenir de nouvelles réalités. Ce n’est que depuis que j’ai laissé advenir ce désir, devenu une nécessité quotidienne sans laquelle je me sens incomplète, que je retrouve de la disponibilité pour un nouvel engagement dans la vie collective.
Le 16 mars 2024, il y a un an, j’écrivais mon premier billet, « Rencontre avec le vide gravide ». J’y évoquais un dialogue avec une image montée de mon inconscient qui s’était présentée comme l’esprit du Vide Gravide — un qualificatif que j’ignorais à l’époque et signifie en gestation —, qui m’avait recommandé de ne me sentir obligée à rien, de ne rien entreprendre qui ne soit un élan du Cœur, et tout irait bien… Il m’aura fallu tout le chaos de cette année écoulée avant que je n’intègre sa recommandation. Ne me sentir obligée à rien. En Bretagne, le ciel est si profond et étoilé !
Le monde a besoin de notre joie, notre authenticité, notre créativité. C’est là que je situe ma responsabilité. Un travail de tous les jours.
© Photo Édouard Hue. Licence Creative Commons. https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/8b/Ciel_%C3%A9toil%C3%A9_au_sommet_du_mont_Saint-Michel-de-Brasparts%2C_Saint-Rivoal%2C_France-3.jpg
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