À quoi sert notre corps? Longtemps, j’ai traité le mien comme une mécanique à mon service, une voiture sur le moteur de laquelle je pouvais tirer au gré de mes besoins. Pour autant je ne me sentais pas l’habiter, sauf quand il se rappelait à mon bon souvenir en tombant malade. Dans l’un de mes rêves récurrents, je me retrouvais dans une voiture qui faisait des cascades dans les bois, carambolait, se cabossait contre les arbres. Cette déconnexion de soi pouvait s’expliquer de multiples manières, des traumatismes de jeunesse à une culture trop intellectuelle qui remonte toutes les sensations dans la tête, ou encore une forte intuition, plus tournée vers l’intangible que la réalité matérielle. Les shamans traditionnels l’attribuent à la désertion par l’âme de son enveloppe corporelle par suite de traumatisme, maltraitance ou négligence, et soignent cette « perte d’âme » par des rituels de « recouvrement d’âme ». Les curanderos d’Amazonie effectuent de leur côté des rituels de guérison psycho-spirituelle avec des végétaux psychotropes qui, pour être opérants, exigent que l’on reste chevillé à son corps. Quant aux thérapeutes occidentaux, ils pratiquent des thérapies somatiques ou d’autres procédés tels la pleine conscience. Quelles que soient l’époque et la culture, la guérison psychologique passe par la réconciliation du corps et l’âme.

Au fur et à mesure où, par la psychologie des profondeurs de CG JUNG, je découvrais la réalité de mon âme, mes rêves se sont adoucis, m’évoquant désormais la traversée d’incarnation de l’âme, d’une rive à l’autre, de la naissance à la mort. Je me trouvais à bord d’une embarcation à voiles. Les premiers temps, elle s’éloignait d’une côte familière, avec ses immeubles à front de mer comme à la Mer du Nord; plus tard, elle voguait en pleine mer au creux de vagues profondes et souvent houleuses ; plus tard encore, elle faisait voile vers une côte plus sauvage, plus africaine, toujours restée lointaine et indistincte. À cette même époque, je me suis sentie devenir plus incarnée, plus vivante. J’ai appris à apprivoiser mes émotions et à les laisser circuler dans mon corps. Les objectifs de performance, la pression de l’urgence, l’exigence de passer en force ont perdu leur emprise sur moi.

Les retrouvailles de l’âme et du corps ont leur exigence : ne plus se couper de soi, rester connecté à ses émotions et ses sensations. Le réflexe instinctif, lorsque nos émotions nous submergent, lorsque notre corps a mal, est de nous dérober aux sensations douloureuses,  nous anesthésier sans prendre le temps d’aller à leur rencontre. Or, notre corps parle. Ses tensions traduisent les compromis que nous lui avons infligés, les compromissions de notre vie, les émotions émoussées. Si nous n’écoutons pas ses alertes, il somatise d’autant plus profondément, les neurosciences le confirment. Il ne s’agit pas de s’écorcher vif : nos armures, nous les lâchons les unes après les autres, ou plutôt elles tombent d’elles-mêmes, comme des feiuilles mortes, à leur rythme. Du moins nous faut-il accepter la transition pénible de la sortie d’anesthésie. Qui ne connaît ce mauvais moment à passer lors du réveil d’un pied qui dort ? Le saut dans le vide qu’a constitué mon choix de tout quitter pour m’installer en Finistère a réveillé en moi de vieilles défenses et d’intenses émotions, qu’il m’a fallu retraverser. Vertige transitoire garanti, mais quelle énergie récupérée ensuite ! Car cette exigence d’élargir nos amplitudes émotionnelles et somatiques nous réserve un cadeau : notre sensibilité, notre intuition gagnent en intensité et finesse. Comme s’il nous poussait d’invisibles vibrisses félines,  nos cinq sens, nos sensations internes, nos émotions s’avivent. Plus nous sommes ancrés dans notre corps, plus celui-ci vibre en résonance avec notre environnement. De déséquilibres transitoires en nouveaux ajustements, nous atteignons de nouveaux paliers d’harmonie.

Alors, à quoi sert-il, ce corps ? Il est le circuit d’alimentation de nos ressources vitales, l’enveloppe protectrice de notre intimité, la caisse de résonance de nos interactions avec l’environnement, le formidable amplificateur de notre réceptivité, le vaisseau d’incarnation de notre âme. Allez à sa rencontre. Prenez le temps de le sentir vivre de l’intérieur, de dedans votre respiration et votre rythme cardiaque, votre colonne et vos muscles, votre peau et muqueuses, vos viscères. Ressentez ses inconforts et tensions sans chercher immédiatement à les fuir. Goûtez ses détentes. Entrez en lui. Il n’est pas un consommable à user jusqu’à la moelle, mais un partenaire avec qui construire une relation, un cadeau que la vie nous fait. Prenez soin de votre corps, pour que votre âme ait envie d’y rester, conseille la tradition indienne.