Je pourrais méditer à l’infini sur l’impuissance, contrepoids nécessaire à l’illusion de toute-puissance. Qu’y a-t-il de plus stérile que la posture de croire qu’on a réponse à tout ou qu’on ne peut compter que sur soi ? Bien sûr, cela en a souvent l’apparence, les situations sont fréquentes où l’on doit se débrouiller seul, et la débrouillardise comme l’endurance sont de précieuses qualités. Bien sûr, l’impuissance fait peur et personne n’a envie de s’enliser dans un tel état. Bien sûr, l’instinct de survie nous pousse toujours à chercher comment rebondir. C’est humain.

Mais nos ressources sont limitées. Je ne compte plus le nombre de fois dans ma vie où j’ai été dépassée par les événements. Chaque fois, c’est au moment où je m’avouais vaincue qu’a surgi une solution, une ouverture, une bifurcation, que je n’avais pas anticipée et qui ne devait rien à ma volonté ni à mon intelligence. J’ai gardé en mémoire cette séquence, à une époque où ni le GPS ni le GSM n’existaient, où, perdue en pleine nuit dans une forêt sous l’orage, impuissante et effrayée, je me suis résignée à dormir dans ma voiture au bord de la route déserte en attendant le jour. C’est à l’instant où je murmurais « cette fois, tu es seule » qu’est apparu un motard, tel Zorro surgi hors de la nuit. Il a frappé à ma vitre, s’est enquis de mon problème et m’a invitée à le suivre pour me remettre sur la bonne route. Arrivé dans le patelin où m’attendait une chambre d’auberge, mon cavalier a fait un signe de la main et continué son chemin sans que je puisse le remercier. En sécurité à l’intérieur, j’ai fondé en larmes de peur rétrospective et de gratitude. Ce sont ce que j’appelle des cadeaux du ciel. Des cadeaux relationnels, car la solution quand elle ne vient pas de soi vient d’un autre. L’autre cette nuit-là était un motard. Parfois, c’est un ami, un voisin, un quidam qui nous offre la bonne écoute, la bonne parole, au bon moment. Et toujours il y a, en toile de fond de notre impuissance — lorsqu’on l’accepte —, ce cadeau du ciel qui met l’autre sur notre route, ce surgissement propice, ces mots, ces gestes justes qui viennent sans qu’on les ait cherchés.

Refuser l’impuissance est une attitude instinctive. L’accepter est une expérience existentielle. Graaf Durkheim (1886-1988), celui que l’on surnommait le vieux sage de la Forêt Noire, soulignait que l’homme doit traverser trois expériences existentielles, la solitude, la finitude et l’absurde. J’y vois trois facettes de l’impuissance. L’illusion de toute-puissance nous enferme dans la solitude et nous coupe de notre flux créatif, un jaillissement qui ne doit rien à notre volonté.

Notre société occidentale me paraît être dans une fuite en avant à ce sujet. Elle refuse ses limites et, pour ne jamais s’avouer vaincue, mise à l’infini sur le savoir et la technique jusqu’à dénaturer la science en scientisme. Dans cette surenchère, on écrase tout autour de soi. Au point de prétendre aller vivre sur Mars après avoir bousillé la Terre, de raser une population qui fait obstacle à notre rêve d’expansion, de rêver d’une « super artificial intelligence » censée surpasser l’homme et qui asséchera sa créativité.

Je rejoins Malraux lorsqu’il affirmait que le défi du 21e siècle sera d’y réintroduire les dieux. J’ai l’intime conviction que retrouver la voie de l’harmonie dans le monde ne pourra se faire sans retrouver le chemin du sacré. La politique et la psychologie n’y suffiront pas. L’homme est habité d’une quête d’infini, et peut-être plus encore dans des temps sombres comme l’époque actuelle. « Tenter, sans force et sans armure, d’atteindre l’inaccessible étoile », chantait Brel. Notre tort est de chercher cet infini, cette étoile, dans des compétences matérielles. Le seul infini est bien de l’ordre de « ce qui nous dépasse », qu’on l’appelle Dieu, l’Amour inconditionnel ou le Mystère. Si l’infini est en nous, il nous traverse.

La personnification de la référence au « Plus-que-nous » complique cette ouverture. Bien sûr, la Bible (pour ne parler que d’elle, n’ayant pas lu les autres grands textes sacrés) n’a pas aidé, elle qui, de la Genèse aux Évangiles, évoque un « Père » qui nous parle, nous regarde, nous aime, se courrouce, nous pardonne. Peut-être ceux qui ont écrit ces textes, simples humains, étaient-ils incapables de se départir de cet anthropomorphisme. Peut-être aussi ceux qui les lisent aujourd’hui — ou renâclent à les lire — sont-ils incapables de dépasser cette personnification et rejoindre sa dimension symbolique. Pourtant, enfants nous acceptions que les petits êtres de l’univers de Walt Disney, lapins ou théières, nous parlent ; nous étions capables de traverser l’image et nous laisser toucher par le message. C’est d’ailleurs le propre des contes et des mythes de nous parler sans que nous nous offusquions de leur invraisemblance rationnelle. Peut-être devons-nous retrouver le chemin des mythologies ?

Le Dieu qui me parle, à travers mes réflexions, sensations et images, c’est une énergie puissante et enveloppante, une énergie tournée naturellement vers la vie, sans intention, tout comme le soleil brille et nous réchauffe, parfois brûlant, parfois embrumé, parfois éclipsé, toujours là même lorsque la nuit tombe. Les termes — sacré, divin, mystère — sont d’imparfaites tentatives pour cerner une dimension qui nous dépasse, celle-là même qui nous inspire l’humilité, l’émerveillement et la gratitude, bien loin de la croyance de ne pouvoir compter que sur soi. Sans ces attitudes, il nous sera impossible de nous tourner vers l’autre et de dépasser nos peurs, haines et projections.

C’est mon avis et je le partage, aurait dit le Grand Chef.

Lucky Luke + Ugh Ugh 132 (1970) - Monty Gum - LastDodo