En 1992, alors que, de retour d’un voyage solitaire de plusieurs mois au Tibet, je prenais du poids, mon médecin m’avait fait cette réflexion sibylline : « Voyez le Potala, le palais des dalaï-lamas à Lhassa : massif et ancré dans la roche, il est un contre-poids à la haute spiritualité des moines tibétains, il symbolise la nécessité que la spiritualité s’ancre dans la matière. Votre corps s’allègera au fur et à mesure où votre chemin spirituel sera incarné. » Par la suite, je me suis formée aux arts ésotériques : astrologie, numérologie, oracles. Je constatais qu’avec une bonne dose de lâcher prise et d’intuition, « ça marche » ! Mon esprit rationnel voulait comprendre. J’ai alors découvert la notion de synchronicité, développée conjointement par le psychiatre CG Jung et le Nobel de physique Wolfgang Pauli. La synchronicité est la  manifestation de la réalité double, physique et spirituelle, de l’âme : une coïncidence sans lien causal, vécue comme signifiante, entre un événement externe objectif et un état intérieur subjectif. Enfin, je pouvais relier mon expérience intuitive et mon besoin rationnel de contrôle.

En 2022, j’ai ressenti un élan aussi puissant que celui qui m’envoya jadis au Tibet : m’installer dans les Monts d’Arrée. Même nécessité inexplicable ; mêmes terres inhabitées, fortement minérales et parcourues par le vent, où se ressent la présence du sacré ; même réactions fortes de mon corps et en particulier mon sacrum ! Cette synchronicité a réveillé cette invitation restée incomprise :  Que la spiritualité s’ancre dans la matière.

La spiritualité est une réalité difficile à cerner, plus encore à incarner. Comme en amour, chacun en a sa propre représentation, généralement en miroir de son expérience vécue, ce qui en rend la définition d’autant plus fluctuante. La mienne, pour aujourd’hui, est celle-ci : le monde spirituel est cette dimension de la vie qui nous dépasse, une réalité qui s’expérimente mais échappe à la mesure et la preuve, et que l’on appelle selon ses affinités Dieu, le monde des esprits, l’intuition, la petite voix, la bonne étoile, le monde autre, le Sacré, la Vie. La spiritualité serait donc notre relation avec ce monde spirituel. L’incarner serait installer une véritable relation vivante. C’est là où cela se corse. Longtemps, j’ai confondu ésotérisme et spiritualité. Il ne suffit pas de manier des objets, livres, tarots ou tambours, ni de pratiquer des gestes, rituels, méditations ou fumigations. Enfant, je n’étais pas dupe, j’appelais chasse-mouches les signes de croix du catéchisme. Les pratiques ne sont que des langages, des canaux, qui ne font pas de soi la relation. Pire, elles peuvent entretenir en nous l’illusion de toute-puissance, l’ego spirituel. Utiliser n’est pas échanger. Le langage ne remplace pas la relation.

Le propre d’une relation vivante, c’est d’en prendre soin : s’adresser à l’autre comme un partenaire, pas uniquement pour demander mais aussi, gratuitement, pour manifester sa présence et gratitude. Il en va, je crois, de cette-dimension-qui-nous-dépasse comme des humains et de la nature. Tout est dans la qualité de présence et l’intention. L’autre caractéristique d’une relation vivante est la prise de risque acceptée, le lâcher prise. Avoir foi, aimer, c’est garder confiance même à défaut de preuves. Difficile alors que nous restons par essence des êtres vulnérables ayant besoin de nous sécuriser. Dans notre culture rationnelle, nous cherchons des certitudes pour nous préserver des illusions, et nous nous heurtons au doute. En spiritualité comme en amour, tout est affaire de vigilance, d’intuition et de sensations. Des aptitudes irrationnelles.

Alors, concrètement ? Tout un chemin. Walk your talk, disent les anglophones. Le tout avec humilité, douceur et patience. Mais comment rester dans l’émerveillement, la gratitude, la confiance, lorsque le corps est douloureux et le temps morose ? C’est la leçon de vie que Kofi Annan, petit écolier ghanéen devenu secrétaire général de l’ONU, avait reçue de son institutrice : regarder au-delà du point noir sur la page, et voir l’espace de la page et sa blancheur. En réalité, la vie regorge de cadeaux, des plus grands comme d’être en vie, aux plus petits comme la poésie d’une coccinelle sur un brin d’herbe. Il nous faut aussi sortir de notre nombrilisme humain. Dernièrement, je m’y suis essayée : alors qu’en ce début août le ciel pleuvait à nouveau, je lui ai exprimé ma frustration. Il m’a répondu qu’il abreuvait la nature et la préservait de la sécheresse, que ce faisant, il prenait soin de nous tous. Bien sûr, cela ne faisait pas mon affaire, mais j’ai retrouvé ma gratitude et ma légèreté.

Dites, docteur, est-ce cela, ancrer la spiritualité dans la matière ?