Imbolc [prononcez Imolc], le 1er février, est la fête celte de la germination. La vie frémit, encore souterraine pour quelques semaines. Ce qui est vrai dans la nature l’est aussi chez l’homme. Imbolc est un temps propice à la germination de nos désirs. N’en déplaise au dicton désabusé — peur orgueilleuse ou modestie bigote ? — qui recommande de ne pas le prendre pour une réalité, le désir est force de vie. Il met notre énergie en mouvement, sans lui l’existence est vivotement. Je sursaute chaque fois que, devant un étal, un client formule sa demande d’un désolant : « J’aurais voulu un beefsteak… » J’entends dans ce conditionnel passé incongru un élan de vie bridé, comme une peur d’oser. Par contraste, je m’enthousiasme de la niaque des skippers du Vendée Globe, entièrement engagés dans leur désir de boucler ce tour du monde à la voile en solitaire. Ils sont sans certitude de réussir — le risque d’une avarie majeure ou d’un naufrage est réel — et leur moteur n’est même pas financier comme dans d’autres sports, ils sont chichement rémunérés.

La déception d’un échec lorsqu’on s’est engagé à fond n’a pas la saveur amère de celle qui naît d’un désir étouffé par la raison ou la peur. En fait, qu’un désir soit réalisable ou non est sans pertinence : c’est même sa persistance en dépit de son irréalisme qui lui donne toute sa force. À l’époque où le sida était encore incurable, j’ai pratiqué l’accompagnement bénévole de sidéens en fin de vie. L’une des recommandations de la psychologue qui nous supervisait était que Tout désir a droit à son existence de désir, indépendamment de sa capacité de réalisation. Une affirmation gravée en moi à jamais. Lorsqu’une fillette de 12 ans m’a demandé du fond de son lit d’hôpital de lui acheter ses fournitures scolaires pour la rentrée des classes, son regard a cherché dans le mien une complicité silencieuse : nous savons toutes les deux que c’est le bout du chemin, mais quand même… J’ai respecté scrupuleusement le pacte et sa liste, lui ai apporté ses crayons et ses cahiers. Ses grands yeux sombres m’ont remerciée gravement. Elle est décédée quelques jours plus tard, vivante jusqu’au bout. Son autre désir était d’être souvent photographiée pour, disait-elle, qu’on ne l’oublie pas. Son visage souriant est toujours dans un cadre et son souvenir dans mon cœur.

Je reviens sur cette interrogation fondamentale qui ponctue ma vie : suis-je fidèle à mes désirs profonds ? Le plus beau d’entre eux n’est-il pas de mourir sans regrets, sans avoir rien lâché ? Et si croire en soi signifiait, plus qu’avoir foi en ses compétences et ses valeurs, croire en son désir ? Me reviennent ces magnifiques lignes de Rainer Maria Rilke, dans l’une de ses Lettres à un jeune poète :

Explorez la raison qui vous commande d’écrire ; examinez si elle plonge ses racines au plus profond de votre cœur ; Faites-vous cet aveu : devriez-vous mourir s’il vous était interdit d’écrire (…) Creusez en vous-même, à la recherche d’une réponse profonde. Et si celle-ci devait être affirmative, s’il vous était donné d’aller à la rencontre de cette grave question avec un fort et simple « il le faut », alors bâtissez votre vie selon cette nécessité. (…) Mais peut-être devrez-vous, après cette descente en vous-même et dans votre solitude, renoncer à devenir poète (il suffit, comme je l’ai dit, de sentir que l’on pourrait vivre sans écrire pour qu’il ne soit plus du tout donné de le faire). Mais même alors ce recueillement que je vous demande n’aura pas été vain. Votre vie trouvera alors de toute façon ses propres voies…

Pourquoi échoue-t-on à réaliser nos désirs ? Il y a les aléas physiques de l’existence, le bateau qui chavire, le sida qui interrompt la vie — sont-ce d’ailleurs des « échecs » ? Il y a les auto-sabotages psychologiques, non-amour de soi, conditionnements à l’échec, scénarios répétitifs, attentes implicites de l’environnement — quoi de plus mortifère qu’entrer dans le désir de l’autre plutôt qu’écouter le sien ? Il y a l’idéalisme dont la vision se brouille face à l’ampleur de l’appel : bâtir (quoi que ce soit), c’est avant tout creuser des trous, empiler des pierres, monter des murs… c’est par moments ardu et ingrat, sans cesse il faut se remettre face à l’image mobilisatrice, la revivre en sensations et en émotions pour en retrouver la vibrance. À l’inverse, il y a les encombrements de l’esprit : curiosités exploratoires, envies passagères, méprises entre le désir et ses modalités interchangeables. Seul le temps clarifie ces confusions. Je suis inscrite à la formation longue de l’École Bretonne d’Herboristerie, bien que sans visée professionnelle. Pourquoi alors m’infliger des cours de biochimie, anatomie, physiologie, botanique ? N’ai-je donc pas déjà suffisamment étudié dans ma vie ? Ne suis-je pas en train de me disperser ? Ma seule réponse est que c’est la troisième fois que je m’y reprends (les fois précédentes en ligne, sans interactions), quelque chose en moi insiste : le désir d’aller à la rencontre des mystère de la nature. Par moments je rechigne à ce vocabulaire scientifique profus et indigeste, à d’autres je m’émerveille de l’intelligence de la vie végétale qu’il dévoile. De même, me constituer un herbier m’ouvre à une autre conscience de ces plantes sauvages en bord de chemin que je ne regardais même pas auparavant. Et je ne parle même pas de leurs propriétés subtiles, dont la science ne rend pas compte.

Pour complexifier le kaléidoscope de nos attracteurs de vie, nos désirs en apparence hétéroclites sont souvent reliés par un fil rouge invisible, comme un archi-désir qui relierait tous les autres. J’ai longtemps répondu à l’appel de la relation d’aide, de ma jeune velléité d’être avocat pénaliste (défendre un malfaiteur, souligner son humanité blessée), tôt avortée, à la réalisation à l’âge mûr du métier de psycho (-thérapeute, -analyste), après le soutien bénévole aux mourants et le coaching en entreprise. Ces désirs, désormais réalisés et épuisés, me paraissent aujourd’hui des étapes d’un autre désir encore voilé, celui qui m’a poussée vers la Bretagne, après d’autres contrées du monde où vibrent la nature et le sacré. Un autre désir encore, de ceux qui veulent s’incarner avant ma mort, est d’habiter l’écriture, non comme outil fonctionnel de communication mais comme révélateur de la magie des mots, leur beauté, leur musique, et les passages secrets auxquels ils mènent. Les mots savent de nous des choses que nous ignorons d’eux, écrivait le poète René Char. Sans doute ce désir resté en dormance, étouffé par l’utilitarisme, va-t-il enfin germer sur cette terre sauvage ?

Comment soutenir son désir ? Avant tout en s’y confrontant, comme le suggère Rilke, à l’heure la plus silencieuse de votre nuit. Ensuite, en essayant et en acceptant d’échouer : ce n’est que lorsque l’on se relève après l’échec que l’on prend la mesure de la force de son désir. Je m’émerveille de ce marin aguerri du Vendée Globe, virtuellement hors-course après son démâtage, qui a tenté en vain de poursuivre vaille que vaille sa course avec un grément de fortune bricolé avec un bout scié du mât abattu et une voile dérisoire, avant d’enfin se résigner à rejoindre un port pour sa sécurité. Quel grand vainqueur ! Enfin, en élaguant de temps à autre. Les mots ont une énergie qui parle : intention, rêve, désir, quête, ne sont indifférents qu’en apparence. Certains ont un caractère plus éthéré que d’autres, qui peut induire la tentation de ne pas le prendre au sérieux. Pourtant, plus l’appel est fou, plus il demande d’être considéré. L’intention émane du mental, elle donne la direction et la cohérence, sans générer de puissance pour autant. Le rêve, celui qu’on caresse à l’état de veille, cotonneux, n’est souvent qu’échappatoire du réel ; celui par contre qui émane de l’inconscient, nourri d’émotion, nous pousse à l’action dans une exigence éthique : que fais-tu de tes rêves ? Le désir, lui, donne à la fois le cap et le mouvement, avec en sus la puissance du turbo. Enfin, la quête chante le désir inlassable, l’inaccessible étoile que, comme Brel, l’on suit sans force et sans armure, peu importent les chances, peu importe le temps… Par ses résonnances mythiques, donquichottesques ou arthuriennes, le terme dégage cependant une touche chimérique romanesque qui peut démobiliser, et je me calibre de préférence sur le désir, dont je sens quasi physiquement la tension vers un essentiel de soi. Qu’il soit tendu vers une réalisation ou un être — qu’est-ce qu’un désir amoureux sinon un diapason entre deux désirs qui apporte à chacun un supplément d’âme ? —, il est habité du même tropisme, porteur de joie même dans l’échec.

En ces temps sombres d’effondrements géo-planétaires, physiques comme éthiques, nous avons besoin d’être désirants. Avec la joie, le désir est la plus puissante des rébellions face à la morosité ambiante. Il ne recongèlera pas les glaciers ni n’effacera les violences infligées par les totalitarismes, mais permet de préserver une flamme vive face à la noirceur des années qui s’annoncent. J’entends l’objection : tu es bisounours, c’est par la colère qu’on résiste ? Certes, elle monte inévitablement face à l’injustice, la maltraitance des hommes et la dévastation de la nature. Mais le grand défi de la colère est de se transmuter en moteur d’action constructrice, faute de quoi elle se dégrade en décharges d’impuissance ou de haine, en défaillance de notre système nerveux parasympathique déjà si dégonflé, puis en écroulement de notre système immunitaire. La seule force d’action que je connaisse capable de restaurer durablement notre résistance est le désir — lorsqu’on ne le galvaude pas en médiocre ambition de performance ou de reconnaissance.

Désirer, c’est incarner son âme, animer sa vie. Désirer, c’est résister à la morbidité de notre époque. Que germent donc nos désirs les plus enfouis, cultivons-les pour qu’ils fleurissent et portent leurs fruits !

Je remercie les marins du Vendée Globe 2024 de leurs leçons de vie, leurs joies, leurs larmes et leur engagement, leur capacité à s’ajuster aux événements qui s’imposent à eux. Je les remercie de faire corps avec leurs bateaux, que je découvre à notre image : leur coque est notre assise, leur mât notre colonne vertébrale, leurs voiles nos ajustements au gré des coups durs ou des coups de mou, leurs avaries nos blessures, leur course nos réalisations. [Photo du voilier d’Arnaud Boissières avant son démâtage, en hommage respectueux à sa pugnacité et son humilité dans l’échec]