Changer de vie, c’est comme l’osmose inverse, le processus de filtration de l’eau avant sa reminéralisation. On perd un grand nombre de ses habitudes, références et grilles de lecture, sans s’en créer de nouvelles dans l’immédiat. La vie se présente de manière neuve, on va à son contact telle qu’elle se manifeste, comme les enfants. On apprend à vivre, autrement.

Un des premiers signes de cette remise à zéro, c’est d’observer les évènements d’un œil nouveau, sans opinion. Et c’est la dynamique relationnelle qui saute alors aux yeux. Sur les réseaux sociaux, dans les médias, dans les forums politiques, les points de vue fusent en tous les sens, opposés et complémentaires, mais qui s’intéresse à cette complémentarité ? Tant d’informations partielles et partiales, tant de biais ! Que serait un monde où chacun ponctuerait ses affirmations péremptoires d’un « ou pas… » ? Les clivages s’accentuent, mais qui est à même d’avoir une vision globale et systémique des mutations du monde ? Qui a accès à la fois à la sensibilité américaine, indienne, arabe, juive, chinoise, slave ? De même qu’à l’époque du premier Trump, du Covid ou du Brexit, c’est à qui sait mieux que l’autre, et l’exprime d’un ton tranchant envers ceux qui n’auraient rien compris parce qu’ils pensent différemment. Tant de ferments de haine dans ces radicalisations ! Comme dans les ruptures de couple, chacun est convaincu de sa bonne foi et oublieux du passé. Dans l’Histoire, chaque peuple se construit sur les cendres d’un autre, chaque peuple porte une souffrance. Le manichéisme, l’Empire du Mal, sont des constructions mentales, ne portons-nous pas tous en nous le germe du mal, les fleurs du mal ?

Je regarde les événements avec une distance curieuse et je pratique l’épochê, la suspension du jugement, comme les philosophes sceptiques de la Grèce. Le scepticisme antique n’a rien à voir avec le doute cartésien, pas plus d’ailleurs qu’avec le complotisme unilatéral du 21e siècle, il est une mise en parenthèses de ses croyances. Comme psychanalyste, l’épochê est une attitude essentielle pour aller à la rencontre de l’autre sans le cataloguer dans ses références. En ces temps d’agitations tranchées, elle contribue à mon hygiène mentale. Certes, on ne peut pas ne pas juger, comme on ne peut pas ne pas communiquer, ainsi que le rappelait Paul Watzlawick, psychologue jungien et grand théoricien de la communication. Du moins peut-on mettre son jugement en suspens et passer à un niveau de méta-jugement pour que mûrisse, peut-être, un point de vue complexe et évolutif. Je crains que les jugements unilatéraux ne nourrissent nos egos de sachants ou croyant savoir, et n’alimentent le malheur du monde. Et voilà que je me surprends à paraphraser Camus : Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde.

Le scepticisme antique me va bien. J’ai toujours douté, au risque de la tergiversation, n’excluant rien, repoussant les limites, acceptant les hypothèses contradictoires. C’est probablement pour cela qu’une des rares grilles de pensée qui ne me lâche pas est celle de Jung, tant il a souligné ce paradoxe de la vie : toute chose contient en elle-même le germe de son opposé. Ce mouvement de balancier se retrouve dans le mouvement du Tao : le Yin c’est ce qui va devenir Yang, le Yang c’est ce qui va devenir Yin. Rien n’est tout à fait vrai, et même cela n’est pas tout à fait vrai, résumait Multatuli, philosophe anarchiste du 19e siècle. Je ne tranche qu’au moment d’agir, comme lorsque j’ai choisi en conscience de ne pas me vacciner contre le coronavirus, pour des motivations personnelles que je n’ai pas imposées aux autres.

L’autre effet du renouvellement de ma vie est d’élargir ma palette émotionnelle. Il y manquait la puissance de la colère. C’est d’abord le mot qui s’est imposé, me réveillant dans la nuit. Le mot avant la chose, l’un entraînant l’autre. Je me suis étonnée, que voulait-il que je dise d’elle ? La colère est l’émotion qui m’est la moins familière, je ne suis pas la meilleure personne pour en parler. À moins que si justement ? J’ai grandi entourée d’une colère si puissante qu’il n’y avait pas de place pour la mienne ; je pouvais la reconnaître chez d’autres mais non chez moi, sinon feutrée. Cela a été tout un chemin d’enfin la ressentir dans mes fibres puis d’apprendre à la manier. Ces dernières semaines, elle s’est avivée. La médecine traditionnelle chinoise la relie au foie et situe son activation vers 3h du matin. Je confirme. En pleine nuit, c’est un océan mouvant qui s’anime dans mes entrailles. Le mot se fait pressant et active l’émotion, qui gonfle comme la lave d’un volcan. Un crescendo de colère, de rage, de haine, non pas dirigé vers une personne ou une situation en particulier, plutôt un vieux fond venu des profondeurs, comme les jeunes qui disent « j’ai la haine ». Il aura fallu que les évènements du monde charrient un tel magma émotionnel pour qu’enfin mon vieux fond fossilisé vibre au diapason. Ou est-ce d’avoir été tant travaillée récemment par la joie que celle-ci s’est renversée dans son contraire ? Tout est dans tout et dans son contraire.

La colère est une émotion mal aimée, et l’émotion des mal aimés. Nous la réprimons par interdit social ou peur de sa puissance, alors que c’est comprimée qu’elle peut nous submerger et se confondre avec la violence. Comme toutes les émotions, la colère et ses avatars ont une fonction vitale : signaler l’injustice inacceptable et l’exigence d’un changement — en nous ou chez l’autre. Leur force nous informe sur l’énergie accumulée qui cherche un exutoire créatif, en aucun cas, elle n’est une invitation à passer à l’acte, dans un geste haineux qui voudrait supprimer l’autre. Laisser monter en soi cette émotion puissante reste une expérience désagréable, au goût de bile âcre, moisi verdâtre, avec une pression à l’expulsion qu’il faut apprendre à contenir, sans l’éructer ni la ravaler. Psychologiquement, la colère est une force expansive sous piston. Réprimée, elle gonfle en énergie du désespoir : la rage est sa manifestation la plus brûlante — une force vitale, ne dit-on pas rage de vivre —, la haine son expression la plus condensée et froide, qui dit le besoin de supprimer l’insupportable. Physiologiquement, la colère, la rage, la haine activent notre système nerveux orthosympathique, celui qui pousse au combat. À défaut de trouver son cône de sortie, cette énergie sous pression génère une douleur oppressive sous les côtes et une brûlure derrière le sternum, dans le plexus solaire. Elle devient dangereuse pour l’autre lorsqu’elle disjoncte en un acte explosif, dangereuse pour soi lorsqu’elle est étouffée et somatisée, de l’hypertension artérielle au terrain inflammatoire en passant par les problèmes cardiovasculaires.

Je différencie trois colères : la dégénérée, la dévitalisée et la créative. La colère dégénérée s’en prend à l’autre dans une tentative de renverser son impuissance en prise de pouvoir toxique sur l’autre. La colère dévitalisée est celle de l’impuissance, elle s’épuise, tourne en rond, se retourne contre soi-même. La colère créative est celle qui invite à l’action et s’évanouit dès que l’acte parfois radical mais juste est posé. Pour éviter que notre sain(t)e colère ne se dévitalise ou ne dégénère, il nous faut en favoriser l’expansion consciente et dosée : plus elle circule dans notre corps, plus la tolérance à la pression augmente, plus on peut en écouter le message, l’intégrer, la métaboliser, la transmuter. Être en colère, comme si on était dedans, n’est pas la même chose que d’avoir de la colère en soi, dans une inversion du contenu et du contenant.

En ce sens, retenir nos prises de parole radicales, suspendre notre jugement, élargit notre contenance émotionnelle et favorise la libération non toxique de notre énergie. Un canal d’expression peut s’ouvrir et la joie créative revenir.