Dans un interview, l’acteur Samuel Le Bihan (au nom bien breton) se demande pourquoi le christianisme a si mauvaise presse alors que, selon lui, les Évangiles sont le plus grand des livres de développement personnel. Je partage son interrogation. Pourquoi lit-on les Upanishads, le Tao Te King, les poèmes soufis de Rumi, Les Dialogues avec l’ange, mais pas la Bible ? Qui ne s’est inspiré d’une pensée de Gandhi, Bouddha, Platon ou Khalil Gibran, et pourquoi pas de Jésus ? Pourquoi répugnons-nous à invoquer Dieu le père, mais pas la Pachamama, la Terre-Mère ? Pourquoi consultons-nous un tarot mais n’ouvrons-nous pas au hasard les Évangiles pour en recevoir un éclairage ? Pourquoi cherchons-nous à travers toutes les sagesses, sauf la nôtre ? Parce que nul n’est prophète en son pays ?

Je n’ai d’autres réponses que la mienne. Je suis née et ai grandi dans la culture catho, avec un parcours complet du baptême aux communions et de la scolarité chez les nonettes à l’université chez les Jèzes. Je m’en suis très tôt désintéressée, n’y percevant que rituels sociaux et pratiques machinales : très jeune, j’appelais les signes de croix des chasse-mouches. Seule une statuette en bois de Marie reçue lors de ma première communion a résisté à ma désaffection, me suivant inconsciemment à travers tous mes déménagements. À 33 ans, j’ai cherché d’autres portes d’entrée vers le sacré, explorant des traditions spirituelles éloignées de la mienne : au Tibet, à la rencontre des moines bouddhistes ; en Mongolie chez les nomades, une terre dont la vastitude balayée de vent et de soleil m’évoquait la Terre au cinquième jour de la Genèse, avant que l’homme n’y mette ses grosses pattes ; en Amazonie, où l’Esprit s’exprime à travers les plantes enthéogènes. À travers ces voyages, je me suis découverte païenne, animiste, avec de temps à autres une fulgurance mystique. La puissance de la Nature me dépasse et m’émerveille. Néanmoins, toujours j’entendais, de la bouche des moines comme des chamans, que s’intéresser à d’autres traditions ne pouvait me dispenser de me réconcilier avec mes propres racines spirituelles. En chemin, j’ai découvert les travaux de CG Jung qui, sans se prononcer sur le plan métaphysique et se cantonnant à ses observations cliniques de psychiatre, relevait que l’humanité a été de tous temps traversée par des images de Dieu et que les personnes accordant une importance à ces imagos dei traversent mieux les épreuves et vieillissent mieux. L’analyse jungienne tend d’ailleurs à dépasser le travail sur le passé douloureux, et à mettre en relation notre petite personne (notre ego) avec plus grand que soi (le Soi) qui se manifeste à travers notre inconscient : de cette rencontre émerge une vitalité créative.

À 66 ans, la fameuse réconciliation avec mes racines spirituelles s’opère enfin dans les Monts d’Arrée. Cette terre m’a appelée comme le Tibet 33 ans plus tôt, tant par la puissance de ses éléments et sa nature à perte de vue que par les traces du sacré qui la parsèment, entre païen et vieux chrétien. En changeant de vie, je cherchais également des clés de réponse à la violence croissante du monde. Ici, à travers mes premiers moments d’impuissance et mes élans d’émerveillement, après quelques incursions sans lendemain dans la tradition druidique, s’est réveillée la curiosité de revisiter les sources chrétiennes, au point d’envisager de lire les quatre Évangiles dans leur intégralité — tout comme j’espère tôt ou tard lire d’un bout à l’autre Proust et sa Recherche du temps perdu. Loin de moi l’Église et son clergé, leurs discours misogynes et leurs déviances pédophiles. Pauvre Jésus, si mal représenté par ses ambassadeurs ! C’est à son message christique que je m’intéresse, dégagé des dogmes confessionnels. Un message d’amour infini qui compense opportunément le déferlement de haine qui recouvre la planète.

Je reviens à l’interrogation de Samuel Le Bihan. Comment comprendre que le message chrétien soit si peu en odeur de sainteté, même en laissant de côté les obédiences, les déviances institutionnelles, les abus et conflits commis au nom des religions ? Pourquoi tant de personnes répugnent-elles à prononcer le mot Dieu alors qu’elles invoquent sans peine l’Univers, la Vie, la Source, ou leur Voix intérieure ? Dans certaines traditions, « Dieu » ne se nomme pas. Le mot évoque-t-il trop frontalement une puissance « numineuse » — le numen, c’est ce mélange de fascination et d’effroi devant le sacré, ce qui nous pousse à nous incliner devant ce qui nous dépasse — ? A-t-il au contraire perdu sa puissance par sa réduction infantile à l’image du vieux bonhomme barbu qui distribue les points ? « Ce que tu cherches, te cherche aussi », attribue-t-on au poète persan Rumi. En réalité, la traduction exacte de ses mots est « Ce que tu cherches se trouve en toi ». Le sens que je donne au mot Dieu, c’est l’infini, l’absolu, ce qui me dépasse. Peu importe que l’on en fasse l’expérience autour de soi ou à l’intérieur de soi. L’oxygène aussi se trouve en nous et autour de nous.

Je ne peux revenir que sur ma propre expérience. Pourquoi ai-je cherché si loin de mes propres racines, comme le berger dans l’Alchimiste de Paolo Coelho qui parcourut le monde avant de comprendre que son trésor se trouvait au pied de son arbre ? J’ai connu la crainte d’être récupérée par l’institution ; celle d’être cataloguée comme bigote, « catho » rétrograde ; celle d’une éventuelle fuite du réel. Plus sérieusement, je connais encore aujourd’hui la résistance de mon ego à renoncer à mon pouvoir, à totalement lâcher prise — cette grande incantation du développement personnel, à laquelle on ne consent qu’à doses homéopathiques pour très vite reprendre le contrôle. Accepter ses limites demande de l’humilité, et pourtant c’est du lâcher-prise que naît la créativité. Fameux paradoxe.

Dieu est un mot impressionnant à prononcer. C’est la reconnaissance d’une puissance de vie qui nous dépasse. Peut-être est-il plus simple d’en rester à Jésus, le messager, un simple humain parmi nous — plus éveillé que nous quand même. Finalement, peut-être cela n’importe-t-il pas ? Le plus important n’est-il de ne pas nous illusionner dans notre tout-puissance, et de piocher dans les Livres sacrés des bribes de sagesse qui nous permettent d’avancer quand le monde devient chaotique ? En croisant nos lectures, nous réaliserons qu’à travers le monde, ces textes parlent tous d’une même chose, une puissance de Vie qui nous dépasse et prend le relais lorsque nous nous avouons vaincus.