L’absurde est, avec la solitude et la finitude, l’une de nos expériences existentielles incontournables, disait le vieux sage Karlfried Graf Durkheim. Certaines questions reviennent en effet de temps à autre, comme pour ne pas se perdre en route : « Quel est le sens de la vie, de ma vie ? Que fais-je sur terre ? » Si tous les philosophes et thérapeutes du monde ne peuvent nous dispenser de notre propre recherche, il est bon de les relire. Les réponses de ceux qui nous inspirent parlent aussi de nous.

Carl G. JUNG (1875-1961), né d’un père pasteur protestant désabusé et d’une mère spirite et dépressive, souffrait d’angoisses psychotiques. Devenu psychiatre, il a observé les manifestations d’un inconscient créateur opposé et complémentaire à la conscience. Pour lui, la vie est ainsi sens ET non-sens, et il faut se confronter à ce conflit interne sans essayer d’y échapper. Il résulte de cette tension une voie créatrice, et l’invitation à ajuster son action en conséquence, faute de quoi le conflit s’exacerberait. Réitérée, cette « conjonction des opposés » peut conduire à une expérience du « numineux », le sentiment mêlé d’attraction et répulsion face à la puissance de vie qui nous dépasse, le divin. Viktor FRANKL (1905-1997), juif croyant, était rescapé d’Auschwitz. Il avait identifié parmi les survivants une force de vie émanant d’un « inconscient spirituel, un dieu inconscient ». Pour lui, le sens de la vie est préexistant et caché, à découvrir à travers l’exercice de sa liberté et sa volonté au service du bien supérieur. Albert CAMUS (1913-1960), tuberculeux, se disait païen, « ni croyant ni athée ». Pour lui, la vie est absurde et appelle la révolte, l’engagement au service de la liberté et de la justice. Plus tard — il est mort avant de l’avoir développé — il dira que l’amour est « son seul devoir ». L’amour de la nature, de la nature humaine, de la vie.

Sens ? Non-sens ? Quelle que soit la réponse personnelle de chacun d’eux, elle inclut la reconnaissance d’une force de vie qui les appelle et sur laquelle ils choisissent de s’aligner. Une éthique du choix de l’action. De quels choix s’agit-il ? Des engagements qui peuvent nous éjecter hors de notre sentier balisé et de nos habitudes, et faire dire aux autres « t’es complètement inconscient ! », et effectivement c’est bien souvent de l’inconscient créateur que naît l’action qui donne du sens à la vie. Des choix animés d’un élan de vie, cet enthousiasme dont l’étymologie curieusement nous ramène au divin. Au fil de la vie, des portes s’ouvrent, le questionnement revient et la réponse s’affine, comme l’œuvre de Camus en témoigne.

Parfois, l’appel est si impérieux que le conflit intérieur n’a pas le temps d’émerger. D’autres fois, il est précédé par un ennui, une anxiété, des résistances, une nuit noire de l’âme. Il faut alors accepter ce saut dans l’inconnu, qui n’est kamikaze qu’en apparence :  l’absurde appelle le sens, le plein répond en écho au vide. On retrouve la conjonction des opposés de Jung, et aussi la voie du Tao, la danse de la vie. Parfois encore, évidence et obscurité s’enchaînent. Quitter la Belgique pour le Finistère s’est imposé à moi après une longue pénombre, étirée par le confinement. Ce n’est qu’arrivée qu’est venue l’interrogation : pour qu’y faire ? De nombreux mois, les mois obscurs de la tradition celte, se sont écoulés avant que l’incitation à agir se réveille à nouveau, comme cette nécessité d’écrire qui s’impose depuis peu sans que je sache encore où elle veut m’emmener. Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux, écrivait le poète René Char.

Je suis profondément pétrie par la voie de CG Jung, qui m’a donné, tardivement, une colonne vertébrale. Cette voie, avec d’autres chemins de traverse, m’a effectivement conduite à  l’expérience du « numineux », la présence du divin. Ma capacité d’accueillir cette rencontre s’est longtemps heurtée à mon rejet des images anthropomorphes, bardées d’injonctions et de dogmes que véhicule le mot de dieu dans les religions. Pour moi, il s’agit d’un saisissement, comme la vibration d’un air pur qui élargit mon état de conscience. Bien que je ne puisse me maintenir durablement sur cette octave supérieure, je pressens que l’amour et la joie et le divin s’y rejoignent intimement comme trois mèches d’une tresse, et que là se niche le sens de la vie. Une étoile à suivre, à défaut de pouvoir s’y poser, voilà qui donne une direction. Suivre l’étoile, peu m’importent mes chances, peu m’importe le temps, ou ma désespérance, chantait Brel. Des siècles avant lui, un autre Poète, Hafez, chantait autrement cette quête éternelle :

 Parfois j’oublie que j’ai été créé pour la joie
Mon esprit est trop occupé
Mon cœur est trop lourd
pour que je me souvienne
que j’ai été appelé à danser
la Danse Sacrée de la Vie.

J’ai été créé pour sourire
Aimer
Être soulevé
Et pour élever les autres

Ô Sacré
Démêle mes pieds
de tout ce qui les entrave
Libère mon âme
pour que nous puissions danser

Les Poètes ont cette audace de nommer ce qui fait peur à la raison. Devrions-nous tous devenir poètes?