Il y a quelques années, au cœur d’une forêt de chênes-lièges, je promettais à la Terre de me mettre à son service, une promesse plus tard élargie à celle d’œuvrer au réenchantement de notre société. Il m’arrive pourtant d’être saisie d’autodérision. Réenchanter le monde ? Rien que ça !
« 🎶 Un aquoiboniste
Qu’a pas besoin d’oculiste
Pour voir la merde du monde
À quoi bon… 🎶 » (J. Birkin)
À quoi bon ? Trois petits mots au parfum suret de défaitisme. L’aquoibonisme, c’est l’ombre de l’idéalisme. Lorsque j’accueille conjointement ces deux mouvements, monte en moi une sain(t)e colère envers la culture de la performance qui prétend ne rien entreprendre sans la certitude d’aboutir. Dans le monde des entreprises où j’ai longtemps travaillé, un objectif se devait d’être SMART : spécifique, mesurable, atteignable, réaliste, temporellement balisé. Cette exigence de réussite sans prise de risque, si elle peut se justifier pour la qualité des produits, contamine les attitudes, stérilise la vie, tue toute poésie, sape toute créativité, désenchante. Non, la vie n’est pas que résultats à atteindre, elle est aussi direction à maintenir pour garder une cohérence, agréger des énergies, nourrir des forces. Réenchanter le monde, tendre vers l’avènement d’un monde apaisé et confiant, au cœur ouvert, relié par la joie plutôt que la peur, ne répond pas à des critères « smart ». C’est toute la différence entre un objectif (aboutir) et une intention (tendre vers).
En 1948, un philosophe allemand publiait « Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc », petit traité d’art martial qui soulignait combien l’obsession du résultat éloigne de l’harmonie intérieure nécessaire à son atteinte. Vingt ans plus tard, Brel chantait la quête, chevaleresque elle aussi, de Don Quichotte :
« 🎶 Suivre l’étoile,
Peu m’importent mes chances,
Peu m’importe le temps
Ou ma désespérance… 🎶 »
N’y aurait-il que les philosophes et poètes pour revendiquer que nul n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer, comme dit le dicton ? Dans les traditions chamaniques, le « voyage » — un état élargi de conscience, comme un rêve éveillé, qui permet d’entrer en relation avec le monde subtil pour obtenir une information au service du collectif — exige une intention claire, c’est-à-dire une concentration de force et de désir au service d’une motivation-qui-a-du-cœur. Une autre exigence est la confiance dans les forces vives de l’Univers qui ne demandent qu’à concourir. Ces attitudes de fond ne sont pas l’apanage des peuples premiers. À la Saint Sylvestre 1989, j’ai dansé avec tant d’autres sur le Mur de Berlin ébréché. La joie collective était à la mesure de l’impossibilité réalisée. Un réseau souterrain de forces tendues vers la Liberté avait eu raison de cet inexorable rideau de fer.
Intention. Confiance. J’ai l’intime conviction que notre humanité peut mûrir, apprendre à canaliser ses émois et retenir ses pulsions destructrices, devenir respectueux de l’Autre, humain ou pas, proche ou lointain. Renoncer à y œuvrer, chacun à sa petite mesure, serait se replier sur soi et son petit univers en attendant que la mort nous prenne. Et concrètement ? À chacun son appel. Nul besoin de changer radicalement de vie, de renoncer à son univers familier. Il peut suffire de se réveiller tous les jours avec la conscience de son intention et d’en nourrir ses activités. Cela requiert de retraverser inlassablement le vertige du doute (l’autre pollution du mental), et de revenir à quelques pratiques qui vont dans le sens de cette intention.
Être à l’écoute des appels de notre âme, cette flamme de vie en nous, directement reliée à l’inconscient créateur. Elle nous insuffle les élans pour donner le meilleur de nous, se manifeste dans nos intuitions, nos synchronicités (ces coïncidences porteuses d’une signification subjective) , nos rêves ainsi que nos fulgurances artistiques lorsqu’elles sont dénuées du souci de « faire du beau ».
Devenir partenaire de notre corps. Plus qu’une monture à ménager, il est un autre canal par lequel notre vie, consciente et inconsciente, s’exprime. Nous sommes des âmes incarnées. Des pratiques telles la danse sensible, la danse libre, le mouvement authentique, les thérapies somatiques qui aident les émotions à circuler, le travail du souffle, permettent à l’inconscient créateur de monter à notre conscience à travers nos cinq sens, nos sensations internes, nos réactions, nos mouvements.
Renouer avec le monde naturel. Lui aussi est plus qu’une ressource au service de nos besoins. Il est notre berceau, notre terre-mère, un partenaire vivant, avec sa sagesse propre et ses messages en provenance du monde subtil. Chaque élément du vivant, végétal, animal ou minéral, dispose d’une signature énergétique — un « esprit » au sens chamanique — avec laquelle nous pouvons entrer en communication si nous nous y rendons attentifs. Un temps d’arrêt et de gratitude avant de consommer les fruits de la terre, une marche lente, un bain de nature, sont autant d’attitudes propices.
Sacraliser le quotidien. Prendre chaque jour pour honorer la Vie, se réjouir même dans les moments sombres, ne serait-ce que d’être en vie ou des menus cadeaux du quotidien, voilà qui entretient au fond de soi la vibration de joie et de confiance.
🎶 Savoir sourire
À une inconnue qui passe
N’en garder aucune trace
Sinon celle du plaisir… 🎶 (F. Pagny)
Et puis, transmettre, partager, se relier avec d’autres qui portent la même intention… Plus l’on diffuse de la joie, puis on fait reculer la haine, comme la lumière fait reculer l’ombre. Si rien ne peut faire disparaître à jamais les forces obscures — je les crois ontologiques —, nous pouvons du moins mettre toutes nos forces vives « dans la bataille » pour ne pas les laisser nous recouvrir. L’essentiel est de s’y mettre.
« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » (Mark Twain)
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