2024 aura été un grand cru dans mes rencontres avec le chaos. Lorsqu’à l’automne 2023 j’aspirais à « faire du vide pour refaire du plein », j’avais à l’esprit la vacuité du Tao, qui désigne la promesse d’un plein, comme un vase vide peut être fleuri. Or, c’est le vide-néant qui s’est présenté à moi au cours de cette première année en terre celte, en ondes de choc successives. Au déracinement du familier, dont je n’avais pas pris la mesure, s’est ajoutée une cascade de défaillances domestiques, jusqu’à ce qu’à ce que le chauffage rende l’âme à l’entrée de l’hiver. De vieilles mémoires d’inexistence, d’insécurité et d’abandon se sont ravivées, comme de vieux fonds brûlés de casserole qui se décollent.
Comme chaque hiver sur les ondes, Chris Rea se réjouit de sa voix grave : Driving home for Christmas… C’est quoi, home, lorsque le chez soi fait défaut ? La perte d’un ancrage externe crée une déstabilisation interne, le vocabulaire en témoigne. Être désarçonné, c’est être éjecté de l’arçon, la selle du cheval. Être en désarroi, c’est être perturbé par le désordre de l’arroi, l’équipage. Le voyageur n’a pas de ville fixe, la route est son foyer, dit le Yi Jing. Faute d’un lieu qui nous accueille et nous stabilise, il nous faut nous ancrer dans une terre intérieure. Plus simple à dire qu’à vivre. S’ancrer, s’enraciner… Le développement personnel emploie aisément ces termes et les accompagne de techniques diverses, corporelles, imaginatives ou énergétiques : marche méditative, posture de l’arbre en Qi Gong, visualisation de racines sous ses pieds, stimulation du chakra de base avec mudras, couleurs ou pierres, etc. Des pratiques qui contribuent à résoudre les symptômes d’inconfort, mais bien légères en pleine tourmente. Où s’enracinent-ils, les migrants jetés sur les routes par la violence du monde ? Les Mandela, Havel, Navalny et autres frères d’âme, prisonniers politiques incarcérés, femmes afghanes emmurées ? Quel est leur foyer ?
À quoi renvoient-t-ils concrètement, ces termes à la mode ? Une ancre est un objet métallique, tandis qu’une racine est un tissu vivant. Un ami me suggère qu’être ancré permet de relever l’ancre alors qu’enraciné, on est retenu par ses racines. Tout cela reste trop mental, il me faut descendre dans mes ressentis physiques. Me sentir ancrée me renvoie à ma colonne bien fichée entre mes os iliaques, à mon assise au fond de mon bassin, à la fois solide et souple. Me sentir enracinée m’évoque plutôt l’appartenance à une filiation, de valeurs. L’ancrage me fait ressentir ma densité, l’enracinement ma détermination. Ensemble, ils me procurent la sérénité propice à la créativité. Pas toujours simple de réveiller ces sensations lorsqu’on accumule les événements déstabilisateurs. Lorsque la fatigue s’accumule, je me sens tiraillée entre l’insécurité primale, reptilienne et la confiance mystique dans la Vie. D’un côté la matérialité éprouvante, de l’autre la spiritualité inspirante. Grand écart. Entre les deux s’insère le doute.
Alors que l’année se referme sur ce grand chaos personnel, je tente de cerner à quoi je me suis reliée pour le traverser ? Au fond, j’ai essayé — et réussi par intermittences — de vivre en fidélité à moi-même de la manière la plus concrète possible : la sobriété alimentaire et la cuisine vivante, pour me recentrer corporellement ; les échanges avec mes proches, pour goûter la chaleur de nos liens ; les retours dans mon terroir belge, pour me remplir de la sécurité du familier ; la fréquentation de la nature et ses odeurs de humus, pour ressentir la permanence du soutien de la terre qui nous porte ; la contemplation du ciel étoilé, pour éprouver la protection de la voûte céleste ; l’écriture, pour alchimiser l’expérience et en extraire le sel. Ce n’est qu’en me posant dans l’œil du cyclone que je prends conscience du caractère essentiel de l’Amour pour rester solide quand on est vulnérable : s’aimer soi-même et aimer son corps ; aimer les rencontres humaines ; aimer la Nature, entre Ciel et Terre ; aimer la Vie.
Si ma rencontre initiale avec le vide a été celle du vide-néant et de l’insécurité, ce choc m’a ensuite permis de retoucher du doigt le vide du Tao, la vacuité prometteuse de vie. À la réflexion, cette expérience initiatique n’est pas la première. De tout temps, j’ai eu tendance à rechercher le chaos plutôt que la stabilité, remettant celle-ci en jeu lorsque je la retrouvais. Très jeune, c’est au plus profond d’une de ces crises de vide que je me suis exclamée, Je sais que la Vie m’aime !
Tous les mythes de la création reconnaissent dans le chaos le vide primordial qui préexiste à la naissance des dieux et du cosmos. Dans la Genèse, il est ce vaste espace de confusion, le tohu-bohu — en hébreu, tohu signifie le néant informe, et bohu signifie la solitude ; on retrouve les deux faces du vide — : « Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. Et la terre était tohou-bohou et le souffle de Dieu planait sur la face des eaux ». Dans La Théogonie, poème grec du 8e siècle av. J.-C., la béance précède l’apparition de la Terre protectrice et de l’Amour : « Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large poitrine, demeure toujours sûre de tous les Immortels qui habitent le faite de l’Olympe neigeux ; ensuite le sombre Tartare, placé sous les abîmes de la Terre immense ; enfin l’Amour, le plus beau des dieux… » Au 2e siècle av. J.-C, un traité chinois relate de même le mythe de la création : « Quand le Ciel et la Terre n’étaient pas encore formés, tout montait et volait, plongeait et creusait. C’est ainsi qu’on l’a appelé la Grande Création. La Grande Création a produit le Vide Nébuleux. Le Vide Nébuleux a produit l’espace-temps, l’espace-temps a produit le qi originel. » Plus près de nous, dans son poème philosophique « Ainsi parla Zarathoustra », Nietzsche n’est pas en reste : « Il faut encore porter en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. »
Le monde est plus chaotique qu’il ne l’a jamais été, me semble-t-il. Mais si nous gardons en mémoire que letohu-bohu est précurseur de vie, même au prix de petites morts, nous pouvons essayer de nous ancrer/enraciner dans l’Amour plutôt que dans la peur et le repli sur soi. C’est la Voie, le Tao. Peut-être aussi la « route » du voyageur, qu’évoque le Yi Jing ?
Je nous souhaite à tous, sans plus attendre, de mettre au monde des myriades d’étoiles dansantes !
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