Depuis mon adolescence, je suis habitée d’une conscience vive de la mort, qui m’est un mystère, certes, mais aussi une compagne de vie, un phare qui éclaire les coins obscurs de l’existence. J’ai la certitude intime que pour bien mourir, il faut ne pas regretter d’être passé à côté de l’essentiel. Aussi, de temps à autre, je m’interroge : si je n’en avais plus que pour deux ans à vivre, sur quoi me recentrerais-je ? Je me retourne sur le chemin parcouru, en apprécie le fil rouge qui se dessine à travers les zigzags, et rectifie ma trajectoire. La différence avec les skippers du Vendée Globe, c’est que dans la quête de l’essentiel, on ne connaît son cap que confusément. L’amour ? le Divin ? la créativité ? Au fur et à mesure où on avance, l’étoile recule. Les seules balises sont les invitations de l’âme. J’affectionne ce mot d’argot d’anglais qui résume la quête, Coddiwompling : Travelling purposefully towards an unknown destination.

À 33 ans, j’ai marché seule dans l’Everest, attirée par un lac où vivent des canards sauvages malgré l’oxygène raréfié. Du sommet du Gokio Peak en surplomb, entourée des plus hauts sommets himalayens, j’ai pensé, émerveillée, « Si moi, Françoise, qui ne suis pas sportive, je suis arrivée jusqu’ici, je peux tout réussir dans la vie… » Fallacieuse conclusion, une grande résolution n’est pas une promesse de performance. Gokio était surtout la manifestation de mon inconscience, celle de la force créative de l’inconscient. 33 ans plus tard, j’ai tiré des bords dans tous les sens, engrangé de nombreuses réussites matérielles et autant d’échecs, aimé et été aimée — quoique souvent mal et rarement en même temps —, voyagé, étudié, lu, écrit, sculpté la pierre et travaillé la terre, jeûné, diété des plantes-maîtresses et ingéré des plantes enthéogènes, battu le tambour. Traversé quelques nuits de l’âme et parfois entrevu l’entrée de la terre promise. L’étoile, inaccessible, m’entraîne toujours plus loin.

Quel cap pour les 33 (!) prochaines années ? Après les grandes quêtes semble venu le temps des petites. Santiago, le berger de l’Alchimiste, réalisait à la fin de son voyage que l’objet de sa légende personnelle se trouvait au pied de son arbre. Je sens poindre une invitation à chercher la joie subtile. Non la liesse débordante, ni l’enthousiasme juvénile, ni la réjouissance des moments partagés, mais une joie organique, qui vibre à l’intérieur du corps et réactive en nous les hormones du bonheur. Notre monde en a bien besoin, qui souffre collectivement de ce mal qui affecte les individus confrontés à un stress chronique et prolongé et que les professionnels des thérapies somatiques nomment Global High Intensity Activation : une dérégulation systémique du système nerveux qui se manifeste par un état d’alerte permanente, une hypervigilance, une désorganisation émotionnelle croissante, un effondrement des systèmes physiques. C’est cette même désorganisation, que j’ai retraversée l’année écoulée dans les murs de ma maison comme dans mes soubassements personnels, qui m’a, je crois, sensibilisée à la Joie qui nous garde dans la lumière dans les traversées sombres.

Le chemin de cette joie organique passe par trois portes, également essentielles, me semble-t-il : la qualité de présence aux détails de l’existence, la reliance entre matière et esprit, et la célébration de la vulnérabilité.

Tourner son attention vers les petits riens du quotidien, insignifiants mais poétiques, poétiques parce qu’insignifiants : un gentil mot d’accueil à la caisse, la course d’une araignée inoffensive sur la plinthe d’un mur, le parfum d’amande d’une fleur d’ajonc, une chenille verte sur une tige de fenouil, un éclat enfantin dans un regard d’adulte. Rester attentif à ces moments fugaces, micro-cadeaux de la vie, requiert un ralentissement de tempo et une réduction de l’exposition addictive à la société de l’information. C’est aussi une invitation à écouter autrement notre corps et à réhabilitater nos cinq sens comme nos sens internes, proprioceptifs et interoceptifs. Dans cette présence à la fois attentive et détachée — flottante, diraient les analystes —, on peut être saisi de surprise, d’attendrissement. Il en naît de l’émerveillement, dont découle de la gratitude, elle-même source de joie. Lundi soir, à l’heure de la prestation de serment du 47e président des USA, les mésanges zinzunilaient dans les branches hautes, sous les rayons bas du soleil. Joie.

S’inscrire entre les deux pôles, terrestre et céleste, de notre champ d’énergie cosmo-tellurique. Les pieds sur terre et la tête dans les étoiles, dit le dicton. D’une part le monde visible de la matière et des phénomènes physiques ; d’autre part, celui, invisible de l’esprit, non-local et au-delà de l’espace-temps, qui marque l’entrée dans l’inconscient collectif. Jung nommait psychoïde ce caractère double de la réalité, qui explique les synchronicités, coïncidences significatives dépourvues d’explication causale. Quant au Yi Jing, le vieux livre oraculaire chinois, il structure chaque hexagramme-réponse en trois zones, la Terre, l’homme et le Ciel. La seule zone de l’humain nous confine dans nos ambitions, nos illusions, nos besoins de reconnaissance et nos stratégies de survie. Au mieux, nous sommes tiraillés entre les pôles, dans une quête tantôt matérialiste, tantôt spirituelle. Si par contre nous acceptons d’être simultanément reliés à la Terre et le Ciel et traversés par la tension entre ces deux pôles, alors la joie peut vibrer, tout comme le courant électrique jaillit de la tension entre le pôle positif et le pôle négatif. Concrètement ? Incarner l’esprit, sacraliser la matière. Que votre prochain repas soit sacré… Joie.

Toucher son noyau de vulnérabilité. Renoncer à sa force externe, celle que l’on se construit pour résister. Cesser de ne miser que sur ses propres forces humaines. Ce n’est que lorsqu’on craque que l’on peut ressentir pleinement la protection bienveillante de la vie, celle de la Terre et du Ciel. Avez-vous, dans vos moments de fragilité, fait l’expérience de marcher nu sous les étoiles — pieds nus tout au moins ? Vous ressentiriez la force tellurique que la terre vous envoie dans les pieds, et la couverture protectrice que vous offre le dôme céleste. C’est tout le système parasympathique qui se détend, et s’éveillent alors les émotions apaisantes liées à l’amour naturel. L’envie vient de danser. La gratitude naît cette fois de la protection venue d’ailleurs. Joie.

Si je n’en avais plus que pour deux ans à vivre, sur quoi me recentrerais-je ? Sur la joie. Ce n’est pas une grande allée, ce n’est pas une voie verte, juste des petits pas hésitants, glissants même. Trébucher peut aussi être source de rire…