Il y a près de dix ans, une cascade de deuils majeurs et, dans la foulée, une expérience non anticipée de voyage astral, m’amenaient à me retirer au pied de la Cordillère des Andes, pour me ressourcer. La puissance du monde végétal là-bas est telle que, vécue dans la solitude et sous l’encadrement de praticiens de la médecine traditionnelle amazonienne, elle permet une reconnexion intime avec soi-même ainsi qu’avec le monde naturel, et favorise une dépuration physique, émotionnelle et spirituelle. Je cherchais un apaisement, je suis repartie avec une interrogation éthique qui ne me quitte plus : comment prendre soin de ce monde qui se défait ? Comment répondre à ce formidable défi ? Le souci de ma petite personne s’est élargi à celui de notre humanité collective et de sa relation abîmée au Vivant.
Il y a un peu moins d’un siècle, nos ancêtres se sont organisés en Résistance pour repousser une vague monstrueuse. L’adversaire était tangible, la réponse palpable : sabotages, réseaux d’information, armée de l’ombre. Aujourd’hui, l’ennemi est comme un brouillard opaque qui nous englobe. Contre quoi résister si ce n’est nous-mêmes ? Nous sommes devenus nos propres ennemis, sous l’emprise de nos addictions. L’abondance est devenue pléthore, les limites de la consommation ont reculé, entre-temps nous sommes devenus 8 milliards d’individus et personne ne veut partager le gâteau. Je ressens l’affaissement de nos univers familiers comme une blessure spirituelle : nous nous sommes perdus depuis trop longtemps dans une recherche de pouvoir sur le monde qui nous entoure et avons étouffé la voix de notre âme, elle qui parle souvent à l’encontre de la rationalité et de l’utilitarisme.
Bien sûr, comme beaucoup d’entre nous, je suis tentée de me détourner de tous ces effondrements, me dire qu’ils se passent ailleurs, qu’avec un peu de chance, je mourrai avant d’en être vraiment affectée. Mais m’en déresponsabiliser ne serait qu’un déni, qu’on sait générateur de peurs sans objets et de colères d’impuissance. La dégradation du monde naturel, la montée des replis sur soi autoritaires, les débordements du narcissisme, le mépris des vulnérabilités, la perversion de la communication par le virtuel et la technologie, sont des réalités observables qui abîment la Vie. Sont-elles réversibles ? C’est peu vraisemblable, du moins à l’aune d’une génération. J’aimerais aussi me reposer sur l’affirmation incantatoire que le taux vibratoire de la planète augmente et qu’une transformation subtile est donc en cours mais, là aussi, le discours lénifiant ne me dispense pas de mon engagement. Où est ma place là-dedans ? Suis-je sur le pont ? La magie n’opérera pas seule. Bien que le colibri soit l’un des symboles de l’Amazonie, je ne peux non plus me satisfaire de la réponse de type colibri chère à Pierre Rabhi, trop empreinte encore d’une intention illusoire d’efficacité. À trop croire que nous pouvons éteindre l’incendie par quelques « gestes pour la planète », nous risquons le burnout écologique.
Comme souvent, j’ai plus de questions que de réponses, et plus de pensées en désordre que de plans d’action. Plutôt qu’une action-solution qui ferait disparaître les problèmes de manière mécanique, je recherche comment soutenir ce qui pourrait être une guérison spirituelle collective : ce n’est qu’à ce niveau-là que les nouvelles générations pourront retrouver une harmonie et un vivre-ensemble sur une planète pacifiée, de cela je suis sûre. Gageure peut-être. Comment nous décentrer de notre désir hypertrophié de contrôle qui nous entraîne dans un cercle vicié ? C’est une posture difficile à tenir. Le fonctionnement instinctif humain est une recherche de sécurité, alors que l’âme ne cherche pas la sécurité mais l’authenticité. Rechercher la beauté du geste plutôt que son efficacité est un combat de tous les jours, tant le conditionnement est profond. « À quoi ça sert ? » est une question débilitante, ne serait-ce que parce que la réponse « ça ne sert à rien » nous pousse à passer notre chemin. Rien, c’est quelque chose (en latin, res = chose), même si on ne sait pas ce que c’est. Savent-ils, ces hommes pressés d’arracher les pissenlits, qu’une décoction de leurs racines apaiserait leur hypertrophie prostatique ? Le souci d’efficacité nous maintient dans un regard analytique qui déconstruit les subtilités de la vie. À l’École Bretonne d’Herboristerie, un des étudiants interrogeait, à propos d’une plante : qu’est-ce qui est le plus efficace, la feuille, la fleur ou la racine? Par contraste, je me réjouis d’entendre que dans certaines plantes, comme la valériane, on utilise le totum, c’est-à-dire l’entièreté de la plante, parce qu’on ne sait pas exactement quelle en est la partie la plus agissante. Je retrouve là une place pour la poésie, le mystère, le respect pour ce qui nous dépasse.
Me revient souvent l’image des musiciens de Titanic qui continuaient de jouer, non pour éviter le naufrage mais pour exprimer jusqu’au bout leur être profond —et pas seulement leurs compétences. Leur réponse était de rester alignés sur leur âme, comme le faiseur de pluie chinois. Au fond, je crois à la désespérance, qui n’est pas résignation mais deuil et passage sur un autre plan de conscience. Suis-je incohérente parce que par ailleurs je recherche le chemin de la joie dans ces temps sombres ? Je ne crois pas. Le clivage n’existe pas. Jung parlerait d’une nécessaire conjonction des opposés. La joie et la désespérance sont indissociables. Celle-ci peut se vivre sans que celle-là doive se perde en chemin. Je mesure simplement la difficulté de la proposition à celle que j’ai moi-même à m’y engager. La joie de vivre qui cherche à vibrer en moi vacille, ébranlée par les émotions lourdes qu’ont réveillées en moi le chaos, sociétal autant que personnel, de cette dernière année. Alors, j’y vais pas à pas, un jour à la fois. Parce que c’est le seul chemin qui se présente. Ne pas lâcher la joie, la tenir à la main comme une lanterne dont la lueur filtre doucement.
L’un des marins du Vendée Globe témoignait de ce que sur terre, les émotions, joie, peur, désespoir, gratitude, sont amalgamées et étouffées tandis que, dans la solitude des océans, chacune est ressentie en alternance, dans sa puissance et sa pureté. Heureux, valeureux skippers! Beethoven, sourd et suicidaire, confiait à une amie confidente, quelque temps avant d’écrire sa 9e symphonie et l’Hymne à la Joie :
Nous, êtres limités à l’esprit infini, sommes nés uniquement pour la joie et pour la souffrance. Et on pourrait presque dire que les plus éminents trouvent la joie en traversant la souffrance.
Durch Leiden, Freude. Notre société traverse sa nuit noire de l’âme. Comment en émergera-t-elle ? L’enthousiasme puissant soulevé par Violette D., la plus jeune skippeuse de la course, traduit combien s’est activée à travers elle, sur le plan collectif, une énergie archétypique. Quels archétypes se sont ainsi constellés, dont nous avons tant besoin ? Le Héros, dans son voyage initiatique qui affronte les épreuves. La Femme, à la fois fragile et courageuse. Le Petit Poucet, à la force intérieure en dépit de sa vulnérabilité. L’Enfant, authentique et joyeux.
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