Le décès fulgurant et précoce de l’actrice Émilie Dequenne m’a émue. Elle avait témoigné avoir subi dans sa jeunesse du harcèlement scolaire au point de tenter de se suicider ; avoir vécu, encore longtemps après sa Palme d’or à 19 ans, des relations toxiques et d’emprise; s’être toujours détestée, elle et son corps. Dans « oui, mais », elle incarnait une jeune femme qui suit une thérapie pour cesser d’être une sauveuse des autres. Ensuite, à de multiples reprises, elle a interprété avec rage des femmes en souffrance, tandis qu’elle arborait hors plateaux un lumineux sourire. Comme si cette rage ne pouvait s’exprimer que derrière la fiction d’un rôle. Pour un enfant ou un jeune adulte, la violence relationnelle, l’abandon, l’emprise, s’apparentent à une interdiction de vivre. Il faut une fameuse puissance pour repousser cette dalle de béton, vivre et pas seulement survivre ; paradoxalement, ce sont les émotions de rage et la haine qui sont porteuses de cette force de vie, si on les accueille en soi. Elles sont des émotions naturelles qui ne font que dire le besoin de repousser, supprimer ce qui fait si mal. Elles ne sont dangereuses que lorsqu’elles implosent ou explosent, d’avoir été trop ou insuffisamment réprimées.
Cela ne suffit pas de digérer la souffrance si l’on ravale la rage. Combien d’êtres ayant souffert de maltraitance précoce ont tendance à investir l’amour, le souci des autres, comme un baume qui guérirait leurs blessures de mal-aimés ? Pour se prémunir d’un élan de sauveur, pour canaliser leur désir de réparer le monde, certains vont jusqu’à devenir aidants professionnels, coaches, psys, infirmiers. Aimer, prendre soin des autres, me semble être la moitié de la réponse. L’autre moitié serait de donner en soi une place vivante à l’émotion noire engendrée par cette mémoire de maltraitance. Tout comme les alchimistes transmutaient le plomb en or, la rage peut être métabolisée en puissance créative. Encore faut-il accepter de ressentir celle-ci dans son corps, et lui faire de la place. La rage est une émanation du système nerveux orthosympathique qui pousse au combat, elle se manifeste à tous les étages du corps innervés par le nerf vague le bien nommé, lui qui vagabonde à travers notre thorax et notre abdomen, de la nuque aux intestins en passant par le cœur, les poumons, le diaphragme, les surrénales … C’est dire combien réprimer nos émotions les plus sombres, même en les recouvrant d’amour, peut affecter notre santé.
Pourquoi revenir sur la puissance de la rage et en faire l’éloge ? Parce que je doute qu’il existe un seul être humain, même parmi les plus aimants, qui en soit indemne, j’ai tendance à croire que toute la palette des émotions humaines se retrouve en chacun de nous. Parce que les réseaux sociaux, les médias, les discours politiciens, les peuples, toute l’humanité blessée déborde de rage impuissante, ce qui ne fait que la décupler. Parce que, plutôt que la répression au nom de l’amour ou l’expulsion en actes destructeurs, il existe une troisième voie, celle de la transmutation. Modère ton feu, recommandaient les alchimistes. Ne dit-on, pas de quelqu’un qui se laisse déborder par sa colère qu’il est une soupe au lait ? Apprendre à moduler une émotion sans l’écraser ni l’éjecter, à la canaliser et, le moment venu, laisser monter son énergie à travers le cône de transmutation, c’est tout un travail. En ces temps tourmentés, ce travail devient incontournable, une hygiène de base pour notre santé personnelle comme pour notre rapport au monde.
Nous ne pouvons être indéfiniment au service de la vie sans reconnaître et accueillir la part en nous animée par l’obscur et la mort. Ce serait illusoire. L’instinct de vie et l’instinct de mort sont les deux faces d’une même pièce, ils se répondent. L’un ne va pas sans l’autre. Accepter leur coexistence en nous permet une manière alternative de vivre nos épreuves. Jung proposait comme attitude face à l’inconnu qui surgit et a quelque chose à nous dire, de le laisser d’abord advenir, puis de prendre le temps de l’observer, ensuite de s’y confronter, au sens d’aller à sa rencontre, comme on dit « faut qu’on ait une petite explication, nous deux ! » Alors peut naître une troisième voie qui sort de l’impasse et mène à une attitude créative.
Les personnes révoltées contre la maltraitance du monde, de même que celles atteintes d’un mal potentiellement fatal disent fréquemment vouloir se battre. Bien sûr, préserver sa vie, tenter de s’extraire de la douleur, est inscrit au fond de notre humanité. Mais s’agit-il d’une bataille ou d’un face-à-face ? de com-battre ou de (se) dé-battre ? Il en est de même envers nos émotions les plus sombres. Les alchimiser en une énergie créatrice requiert d’aller à leur rencontre et leur donner l’espace intérieur nécessaire à leur transmutation en puissance non destructrice. C’est urgent, l’athanor de notre société est en incandescence.
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