Dans l’hôpital psychiatrique où je travaillais, une boutade de Desproges graffitée sur les murs d’un WC avertissait : si tu parles à Dieu, tu es croyant ; s’il te répond, tu es psychotique. Trait d’humour ou de désespérance ? Le sacré et la folie ont en commun de sortir du cadre de la réalité ordinaire, seul le fou étant incapable de revenir à celle-ci. Existe-t-il, ce monde divin ? Soucieuse de ma raison, j’ai longtemps concédé qu’il pouvait ne s’agir que de fugaces expériences d’harmonie auxquelles j’étais tentée de conférer une qualité d’absolu, m’intéressant à l’ésotérisme et aux traditions des peuples premiers que comme une amusante chambre de curiosités. Pour autant, jamais la quête spirituelle ne m’a lâchée. Enfant, je jouais à la sainte vierge émergeant d’un buisson tandis que mes frères et sœurs jouaient aux cow-boys et indiens. Adulte, comme Œdipe sur la route, j’ai arpenté à l’aveugle de multiples sentiers : éducation catholique, doute agnostique, pratiques ésotériques, fulgurances mystiques, analyse jungienne, initiations chamaniques, affirmation païenne, expérience des plantes enthéogènes, retour à mes racines chrétiennes, incursions maçonnes et druidiques, etc. J’ai traversé des couches, déchiré des voiles, pressentant encore et toujours une réalité « autre » qui par moments m’enveloppe en effet comme une membrane vibrante et respirante. Jusqu’à me poser sur cette terre bretonne qui respire un sacré plurimillénaire, comme pour aller au fond des choses.
La question du monde sacré ne se règle pas par l’intellect : elle est inaccessible à la preuve et la simple croyance se résume à une principe de précaution, une couverture de risque comme le formulait Pascal dans son célèbre pari. Seule est pertinente l’expérience vécue : celle, personnelle, des mystiques, et celle, collective, de la psychologie. CG Jung, sans se prononcer comme médecin sur sur la réalité métaphysique de Dieu, faisait trois constats cliniques : 1) en tous temps et en tous lieux, les hommes ont été habités par une « image de Dieu » dont les invariants traversent l’humanité : les mythologies, les rêves, les hallucinations, l’art et les peintures rupestres en attestent ; 2) les personnes qui vivent une relation à ce qui les dépasse tendent à avoir une santé mentale plus solide que les purs cartésiens ; 3) nombre d’angoisses et dépressions manifestent un vide spirituel plutôt qu’un passé traumatique ; ce que confirme aujourd’hui le constat scientifique que la Medicina amazonienne des plantes sacrées réussit à guérir durablement les toxicomanes, là où la clinique occidentale échoue.
Le besoin de s’aventurer au-delà de la raison pensante se répand d’autant plus que que les religions institutionnelles ont fait faillite, que notre société s’est laïcisée, et que notre réalité ordinaire est plus que jamais affligée de disharmonie, déséquilibrée par l’obsession du quantitatif, du mesurable et de l’avantage concurrentiel. À chacun de « se faire sa religion ». Les athées ne sont pas à l’abri de l’interrogation. Sur le plateau de « Noms de dieux », où pendant quinze ans se sont succédé 200 personnalités de tous bords spirituels (sociologues, philosophes, religieux, artistes, avocats, médecins et scientifiques), il était demandé à chaque invité comment il réécrirait le titre de l’émission. Dans sa brillante pièce Le visiteur, EE Schmitt (athée touché par deux extases mystiques), met en scène le trouble de Freud, athée radical, face à son visiteur qu’il croit échappé d’un asile de fous et qui prétend être dieu. George Lucas, agnostique, reliait la naissance de Star Wars à la force protectrice qu’il avait ressentie dix ans plus tôt lors d’un accident de voiture dont il était miraculeusement sorti vivant. L’exploration des mondes extra-terrestres, scientifique ou science-fictionnelle, serait-elle elle aussi un avatar de la quête de l’au-delà ? Use the Force, Luke…
Hormis dans l’amour profond, l’art, la nature et l’innocence de la petite enfance, le plan de l’harmonie devient de plus en plus difficile à rencontrer. Dernièrement, je l’ai retrouvé en approfondissant l’étude du Yi-King, que j’avais expérimenté en autodidacte dans ma jeunesse. C’est un manuel oraculaire chinois vieux de quelques millénaires, qui met en œuvre la dynamique du Tao à travers 64 situations archétypiques et exprime la pensée chinoise : la seule chose qui ne changera jamais est que tout change tout le temps. Il ne prédit pas l’avenir mais diagnostique le présent et ses potentialités futures (64 x 64), ainsi que les attitudes propices à préserver l’harmonie du flux vital. Littéralement, Yi King signifie Classique des Changements : l’énergie Yin est comprise en germe dans l’énergie Yang et vice-versa.
Comme tous les oracles, il agit sur fond de synchronicité, c’est-à-dire une coïncidence significative et acausale, selon la définition conjointe du psychiatre CG Jung et du Nobel de physique W. Pauli : un événement du monde externe qui résonne avec notre monde interne. La coïncidence synchronistique, bien que sans causalité avec notre vie personnelle, nous touche émotionnellement. Les Chinois, qui connaissent ce phénomène depuis toujours, le décrivent comme la survenance d’évènements qui aiment se produire ensemble. Les multiples synchronicités à l’œuvre dans le Yi-King témoignent de l’intelligence supérieure du Tao. Sur une interrogation claire et sincère qui traduit une intention profonde, il se consulte à travers une manipulation méditative de tiges d’achillée ou un rapide jet de pièces de monnaie. Ce qui apparaît est notre état énergétique du moment, l’écart avec la dynamique harmonieuse du Yin-Yang, ainsi que l’attitude appropriée pour la retrouver. Il faut bien sûr s’initier à l’esprit chinois du Yi-King et à son langage fait de formes visuelles (les hexagrammes, agencements des traits Yin et Yang) et d’allégories (les images archétypiques). Quoiqu’hermétique à la première lecture, la précision chirurgicale de la réponse est troublante, et ce trouble est bien signe d’une synchronicité.
Un de mes freins de ma jeunesse face à cet oracle était la perspective de renoncer à mon intuition et mon libre arbitre, et de lui abandonner le choix de l’action juste. L’ego ne renonce pas volontiers à sa prédominance ! Et c’est là que le sens alternatif du livre — Livre de la Résolution des Doutes — prend tout son sens. Lorsque le doute empêche d’agir, c’est le signe que le mental gamberge, et l’acuité du Yi King permet de le court-circuiter. Sans prétendre être un grand maître du Yi King, je peux aujourd’hui reconnaître une réalité qui relève d’une architecture sacrée de la Vie et m’incliner avec humilité face à sa dimension agissante. Tout ce que je peux faire, c’est me mettre à son service, œuvrer à ma propre harmonie et à celle de notre monde égaré dans ses errances.
Mon professeur, à qui je demandais si ses 40 années de pratique assidue du Yi King lui avaient conféré la sérénité, m’a fort justement répondu : « si je répondais oui, je serais prétentieux ; si je répondais non, je serais un menteur ». Voilà une réponse harmonieuse.
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