Mon petit coin au milieu de nulle part en Finistère est une terre d’enchantement. De part et d’autre des petites départementales, ce ne sont que champs, taillis, arbres recouverts de mousses et de lichens, parfums de la terre. D’être entourée de tant de nature me procure un effet de protection, sécurité, paix. Une joie subtile se dilate à travers mon corps. Mes côtes basses s’élargissent, ma bouche s’étire en sourire, mes yeux s’écarquillent. Ici, nul besoin d’accumulations, de consommation, de magasins pour combler un insatiable vide. Je savoure d’autant plus cette générosité que l’année dernière, les déficiences récurrentes de la maison m’ont aspirée dans un trou noir, me sevrant à la fois de la nature et de la sécurité de base. Une récente journée de formation aux algues a été un autre réveil printanier de mon enthousiasme. En découvrant leurs propriétés (savez-vous que le haricot de mer est un excellent antioxydant ?) et leurs préparations culinaires (avez-vous déjà goûté des chips de ficus verruqueux ?), j’ai ressenti le même émerveillement qu’un enfant devant la neige qui tombe. Ces curieuses choses qui n’ont ni racines, ni tiges, ni feuilles, ni fleurs, ni graines, sont des bombes de vie qui dégagent un halo d’énergie inattendu. Si elles ne sont pas des plantes, que sont-elles ? Je ne sais pas et c’est aussi cela qui m’émerveille, elles m’entraînent loin du familier. Dans un entretien, l’écrivaine belge Caroline Lamarche exprimait que le meilleur moyen de garder espoir et de lutter, c’est l’émerveillement, qui exige de la lenteur. Ce n’est pas la nostalgie qui fait agir, mais le désir de sauver la beauté qui reste. L’émerveillement est politique. Je ne peux qu’abonder. Autre écrivain, dont l’œuvre tisse des liens entre sciences, art et écologie [lire le merveilleux L’Arbre-Monde], Richard Powers affirmait dans un récent interview qu’il n’y a pas de chemin plus puissant vers l’émerveillement que l’esprit scientifique. C’est certainement vrai des scientifiques authentiques, ceux qui doutent et cherchent, mais l’émerveillement exige de la lenteur, rappelait Caroline Lamarche, or la recherche est pervertie par les exigences d’un rapide retour sur investissement et les récupérations péremptoires des lobbies financiers et des politiciens.

L’émerveillement éveille la suspicion ; l’enchantement suscite un jugement d’anormalité. En renvoyant la spiritualité dans l’intime comme si elle était honteuse ou toxique, en nous déniant le sens du mystère, notre société nous rend malades. De temps à autre, je perçois moi-même intérieurement cet instinct de me freiner, m’excuser, jusqu’à en ressentir une certaine tristesse. Étymologiquement, l’exaltationest l’élévation d’un sentiment à un haut degré d’intensité. Pourquoi se priver de la joie qu’elle génère ? Parce qu’elle est inversement proportionnelle à notre prétention de tout comprendre, mesurer, contrôler ? Parce que la psychiatrie est prompte à y suspecter des indices de troubles « maniaques » ? Parce que le business et la consommation entretiennent l’urgence et le court-termisme? Parce que l’enthousiasme [en-theos, « habité par les dieux »] a mauvaise presse dans une société qui cultive sa laïcité ?

La rationalité est morose, rabat-joie. Cultiver la joie de vivre en dépit d’elle est notre responsabilité. Cette « dimension qui nous dépasse » existe bel et bien, sauf à nous prendre pour des démiurges. Les physiciens quantiques l’appellent l’au-delà de l’espace-temps, les religieux l’appellent « Dieu » — un terme dont la virginité a été confisquée par les croyances, religions, confessions, et autres anthropomorphismes du Divin —, moi je la nomme la Vie. Je ressens comme une évidence intérieure qu’un infini, un au-delà des possibles nous enveloppe comme une brume, que nous y baignons comme dans notre couche d’oxygène. Je ne crois en rien, j’expérimente. Par intermittences je traverse le voile ; lorsque le plancher des vaches me rattrape trop durement, je déprime. Un mystique est une personne touchée par le mystère de la Vie. Il y a des mystiques absolus, hélas je ne suis qu’une hybride oscillant entre rationalité et émerveillement, héritière de cette morne culture du raisonnable. Le plus difficile est de dépasser cette oscillation en danseuse. Créer un flux continu d’échanges entre ces deux réalités, l’ordinaire et le mystère, reste une quête.

Pour tisser ce pont, les rencontres avec la nature sont — dans mon expérience, du moins — primordiales, peut-être parce que la végétation et les animaux vivent dans la continuité de l’instant. L’oiseau chante tous les matins comme si c’était la première fois. Nous, nous prenons la générosité de la vie pour acquise et en demandons toujours plus, avec l’avidité des nourrissons. Notre Terre-Mère nous porte, nous nourrit, nous enchante, et nous n’en ressentons pas de gratitude. C’est tout un travail de s’arracher à notre culture du désenchantement. Une autre de mes passerelles est de me nourrir de l’expérience d’autres personnes qui ont fait cette même recherche avant moi. C’est bien connu qu’à se retrouver dans d’autres écrits, on se sent moins seul. L’écrivain et poète Christian Bobin, à qui l’on demandait s’il avait connu des expériences mystiques, répondait : Ce n’est pas vraiment une illumination mais un sentiment plus souterrain, diffus, que je pouvais parfois croire être perdu mais qui revenait toujours : la sensation d’une bienveillance tramée dans le tissu parfois déchiré du quotidien. Cette sensation n’a jamais cessé de courir par dessous les fatigues, les lassitudes et même les désespérances. Encore un autre canal d’expérimentation est de renouveler mon exposition à l’inconnu. Sans doute est-ce là le moteur qui m’a poussée à quitter le ronronnement rassurant de mon pays et mes habitudes : qu’à nouveau, chaque jour soit inattendu.

Radical certes, mais la radicalité n’est-elle pas le retour aux racines?