En ce début de saison claire, de jeunes racines me poussent sous les pieds. Elles m’ancrent dans cette terre finistérienne où je me sens décidément chez moi, et plus en harmonie avec mon être profond que je ne l’étais dans mon pays d’origine. Cette formidable expérience de déracinement qu’a été mon installation dans les Monts d’Arrée m’a fait découvrir combien, lorsque ma sécurité de base flanche, ma foi dans la Vie peut venir à la rescousse. Le chakra-racine est celui de la sécurité de base — la mienne alors fortement ébranlée par une maison qui m’a accueillie avec une cacophonie d’avaries —, sa faiblesse se manifeste par l’épuisement physique et une respiration thoracique courte. Le chakra-couronne est celui de nos racines célestes, celles qui nous relient au cosmos et au divin — le mien nourri par mon intime connexion à une autre dimension qui nous entoure comme une imperceptible membrane —, sa vitalité se traduit par la joie de vivre et une ample respiration abdominale. Dans certaines traditions, on les nomme respectivement le Père-Ciel et la Terre-Mère. Une sève subtile circule entre ces deux pôles comme, dans un arbre, se croisent une sève brute ascendante et une sève élaborée descendante. Dans les moments les plus rudes, j’ai eu l’instinct d’activer cette circulation de sève et, comme un petit miracle, mon chakra-couronne est venu nourrir mon chakra de base flageoleant. Pourquoi n’y avoir jamais pensé auparavant ! J’apprends à entretenir consciemment cette transfusion, de manière quasi-sensorielle, et j’expérimente une cohérence spirituelle comme il existe une cohérence cardiaque. Ceci me renvoie à un verset des Évangiles qui, par la voix de Jésus, assure que « pour les hommes, c’est impossible, mais pour Dieu tout est possible ». Malgré une certaine réserve envers la mythologie chrétienne en raison de sa récupération dogmatique par les clergés, je ne peux nier qu’effectivement, au moment même où j’admets mon impuissance, une autre force prend le relais.
Toute mon existence est marquée de cette quête de rencontre avec l’au-delà de nos limites et représentations humaines. Un des héros de ma petite enfance était Colargol, l’ours qui chante en fa, en sol, dont j’écoutais les histoires sur des disques 45-tours. À la fin de la face A, son grand-père à qui il demande où ils vont lui répond : « nous allons de l’autre côté du disque ». D’aussi loin que je me souvienne, j’ai cherché à aller de l’autre côté du disque, de l’autre côté des apparences, pressentant qu’il y a autre chose du côté du mystère. Au point d’en faire mon métier. Analyste selon Jung. Psychologue des profondeurs. Accompagnatrice des êtres en quête.
Une quête n’est pas une enquête. Elle ne se clôture pas, elle est sans réponses autres que partielles et provisoires. Elle ne cherche pas à résoudre le passé — à ce propos, le psychologue d’inspiration jungienne James Hillman affirmait que « Les gens viennent en thérapie pour être bénis. Pas tant pour réparer ce qui est cassé que pour faire bénir ce qui est cassé » —, elle cherche à éclairer l’avenir, la destinée. La quête est le propre des insatisfaits des réponses reçues, qui pressentent qu’il y a d’autres niveaux de réalité. Son objet même se transforme en chemin. Tour à tour, on croit chercher la clarté, la justice, la liberté, l’amour, la paix, le divin ; on croit l’avoir trouvé, puis on croit l’avoir perdu. Comme chantait Jeanne Moreau, « On s’est connu, on s’est reconnu, On s’est perdu de vue, on s’est r’perdu d’vue, On s’est retrouvé, on s’est réchauffé, Puis on s’est séparé… » Pour ceux qu’elle saisit, la quête est à la fois un désir et un tourment. À quoi bon, si tant la question que la réponse restent insaisissables ? Peut-être parce que la vie est un mystère, et qu’accepter d’être saisi par lui est le signe qu’on est en elle. Après tout, ce n’est qu’aux défunts que l’on souhaite la paix de l’âme ! Tant que nous sommes vivants, notre âme est inquiète de nature. L’épuisement de notre civilisation occidentale tient d’ailleurs largement à son conditionnement pseudo-scientifique qui prétend tout maîtriser. Les orientaux, influencés par la culture du Tao, n’ignorent pas que tout est mouvement, tout est transformation. Chez nous, il semble que seuls s’en souviennent les artistes, intermittents dans l’âme. Oscar Wilde — qui fut tragiquement récompensé de sa liberté par les travaux forcés — écrivait ce savoureux paradoxe : « Si vous voulez être épicier, général, politicien ou juge, vous le deviendrez invariablement, c’est votre punition. Si vous ne savez jamais ce que vous voulez être, si vous vivez ce que certains pourraient appeler la vie dynamique mais que j’appellerai la vie artistique, si chaque jour vous n’êtes pas sûr de qui vous êtes et de ce que vous savez, vous ne deviendrez jamais rien, et c’est là votre récompense. » Il existe quelques pistes pour se débrouiller avec ce paradoxe. D’abord, devenir voyageur dans l’âme comme le Mat du Tarot de Marseille, s’émerveiller en chemin, se laisser surprendre ; à chercher sans trouver, on fait des trouvailles inattendues. Ensuite, faire des pauses, des haltes d’étape : on ne peut être en quête tous les jours, il faut ménager sa monture. Et puis rire, rire d’auto-dérision quand on flanche, rire d’enthousiasme quand on retrouve la pêche.
L’ultime quête n’est-elle pas, en fin de compte, celle de sa vérité personnelle face à la question de « Dieu » ? Le terme est délicat à manier tant il a été exploité par les institutions et les hommes de pouvoir, et je l’appelle plus volontiers la Vie. Si un point de fuite est le point vers lequel des lignes imaginaires convergent à l’infini, Dieu-la-Vie est le point de fuite de toutes nos quêtes. Ce qui nous rend d’éternels insatisfaits est bien que notre soif soit d’infini. À la refouler, on entretient une anxiété existentielle et une… fuite en avant. Beaucoup de crises psychologiques sont en réalité des crises spirituelles. Certains tournent en rond dans la même octave et basculent dans les addictions. L’alcoolisme par exemple recèle une recherche échouée de spiritualité, comme le confirme le vocabulaire qui voit dans les alcools des spiritueux. En Amazonie, un centre thérapeutique soigne les toxicomanes par un parcours combinant approches conventionnelle et traditionnelle, avec un recours ritualisé de plantes enthéogènes (littéralement, qui ouvrent au divin, en-theos) ; son taux de réhabilitation sans rechute est bien plus élevé que celui des cliniques conventionnelles de détox. Reste à découvrir comment entretenir notre relation à ce point de fuite, cet indispensable imaginaire hors épure. Peut-être en commençant par accepter que l’infini fait partie de notre vie ?
En ce qui me concerne, en dépit de résistances cartésiennes et d’une vieille croyance de ne pouvoir compter que sur moi, j’ai dû me rendre à l’évidence. Très jeune, sans trop savoir ce que je voulais dire par-là, j’affirmais que la Vie m’aime. Puis j’ai été aspirée dans une quête sans objet et sans nom. En cherchant loin, dans les grands espaces où souffle une vibration d’infini, au Tibet, en Mongolie, en Amazonie, avant de revenir vers l’Europe et ses trop rares espaces inhabités, petites îles du Nord de l’Écosse, forêts de chênes-lièges de l’Alentejo, pentes de la montagne asturienne. En entrant dans le processus jungien d’individuation, mise en collaboration des aspects paradoxaux et complémentaires de notre inconscient En élargissant mon champ de conscience à travers les lectures, les jeûnes, et plus tard les rituels enthéogènes. En me rendant attentive aux synchronicités, ces signes par lesquels la Vie se manifeste ; n’osant me fier à ceux que je repérais naturellement, je les ai aussi cherchés à travers les arts ésotériques… et appris à me méfier de l’ego spirituel qui s’y cache — le problème n’est pas l’art mais l’artiste. Enfin, je me suis posée dans les Monts d’Arrée, où je m’initie à l’herboristerie et m’émerveille de la sagesse des plantes sauvages et des algues. L’épure se dessine dans le quotidien à travers les manifestations les plus infimes et simples. Lorsque je reste en contact avec le point de fuite comme le dessinateur qui construit sa perspective, je me relie au meilleur de moi, de même que la gouge fait œuvre créative lorsqu’elle va dans le sens de la fibre du bois — sinon elle se heurte aux nœuds. Désormais, le chakra-racine et le chakra-couronne s’en vont, main dans la main.
À la fin de la chanson, le refrain devient Quand on s’est connu, quand on s’est reconnu, Pourquoi s’perdre de vue, se reperdre de vue ? Quand on s’est retrouvé, quand on s’est réchauffé, Pourquoi se séparer? Alors tous deux on est repartis Dans le tourbillon de la vie, On a continué à tourner Tous les deux enlacés…
[Reproduction avec l’amicale autorisation de l’artiste Valérie HUNIN www.hunin.be.]
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