Enfant, je m’amusais à mâchouiller le mot biberon jusqu’à le vider de sa substance. Bi-Be-Ron… Bi-Be-Ron… Bi— Be —Ron. J’étais fascinée par cette lente évaporation du sens sous la trituration du mot. Bientôt ne restaient plus que trois syllabes sans plus rien de l’évocation rassurante d’une bouteille de lait chaud. Lorsque l’on dépasse leur acception traditionnelle, les mots comme les humains recèlent un mystère. Encore aujourd’hui, il arrive que certains me viennent comme si je les rencontrais pour la première fois, nés à nouveau, dépouillés de leur sens familier. Précisément, Rencontre est le terme qui m’a titillée dernièrement. Relisant la page d’accueil de mon site Internet qui propose d’aller « à la rencontre de son âme et de l’âme du monde », je réalisais ne m’être jamais vraiment arrêtée au sens profond de ce mot, qui est pourtant d’une puissante polysémie.

De prime abord, une rencontre évoque une interaction fortuite et anecdotique. « J’ai rencontré Mme Trucmuche au marché, toujours aussi bavarde ! » Parfois, à l’inverse, le terme désigne un blind date qui n’a rien d’aveugle ni de fortuit, comme sur les sites du même nom où les protagonistes sont appariés sur base de similitudes prémachées par des algorithmes. Comme dirait Luchini, « tu sais qu’il ne se passera rien ! » J’ai le souvenir d’une amie qui, cherchant une nouvelle relation après son divorce, me fit cette réflexion après quelques interactions infructueuses : Je commence à réaliser que je ne trouverai pas quelqu’un qui a les mêmes rideaux que les miens ! D’autres fois, la rencontre suggère une mise en présence fortuite mais significative, comme le chantait une artiste canadienne : « Aujourd′hui, j’ai rencontré l′homme de ma vie, au grand soleil, en plein midi, on attendait le même feu vert… » Il y a de la synchronicité dans l’air !

Toujours curieuse d’étymologie, je découvre avec surprise que la rencontre annonce une confrontation : on va d’abord à « l’encontre » de l’autre. Il va falloir se battre, peut-être. Me vient l’image du combat de Jacob avec l’ange. Pour ceux qui ne sont pas familiers des mythes de l’Ancien Testament, Jacob, jaloux de son frère aîné plus costaud que lui et préféré du père, l’avait piégé deux fois, d’abord en lui escroquant son droit d’aînesse contre un plat de lentilles, puis en se faisant passer pour lui devant leur père mourant pour en obtenir la bénédiction et devenir chef de famille. Des années plus tard, son frère Ésaü qui a juré sa mort marche à sa rencontre avec 400 hommes. Jacob a peur, il prépare des cadeaux pour l’amadouer. La nuit, un inconnu lutte avec lui jusqu’à l’aurore et lui démet la hanche. Bien que blessé, Jacob refuse de cesser le combat jusqu’à ce que l’autre le bénisse. Cette fois, il obtient une bénédiction à la loyale. Ici me revient un autre combat, celui de Blanquette avec le loup, qui meurt heureuse parce qu’elle a tenu jusqu’à l’aube. « Ah! la brave chevrette! Plus de dix fois, elle força le loup à reculer pour reprendre haleine. Alors, la gourmande cueillait en hâte encore un brin de sa chère herbe, puis elle retournait au combat, la bouche pleine. »

En psychanalyste que je reste, je vois dans le combat de Jacob, comme dans celui de la chèvre de Monsieur Seghin, une confrontation avec des figures de l’Ombre en nous. Aller à l’encontre de l’autre, c’est accepter de nous sentir vulnérable, nous laisser toucher par nos différences. C’est un face à face avec l’inconnu dans la nuit, ange ou loup. Ainsi, une rencontre l’est autant avec l’autre qu’avec soi-même et ses vulnérabilités. On en sort transformé, « béni ». Carl Gustav Jung insistait que toute rencontre passe par quatre étapes : laisser advenir, prendre le temps de contempler, se confronter au sens de se faire face et dialoguer sans tabou, ensuite agir : poser un acte qui manifeste la transformation.

Et puis, cette autre question. J’ai donc écrit, sur la page d’accueil de mon site, À la rencontre de son âme et de l’âme du monde. Notre âme, l’âme du monde, sont toujours là me semble-t-il, attendant que nous nous ouvrions, mais s’agit-il de nous mettre en route ou de nous rendre réceptifs ? La rencontre est-elle yang ou yin? Les deux, mon capitaine. Le yang et le yin ne s’opposent pas, ils dansent. Le Tao ne parle-t-il pas de la dynamique yin-yang ? Se rendre réceptif, c’est déjà agir. Nuançons. Parlant du Tao, l’hexagramme 44 du Yi Jing, intitulé La rencontre, est représenté par un trait brisé yin sous cinq traits pleins yang : le familier (le jour, le yang) se laisse subtilement infiltrer par l’inconnu (la nuit, le yin). Dans le calendrier chinois, ce mouvement ascendant encore imperceptible du yin est ainsi associé à la période qui suit le solstice d’été, quand le rapport jour et nuit bascule.

Alors je pense à cette violence exacerbée du monde, ce rejet de la différence, qu’il s’agisse de religion, de politique, d’orientation sexuelle ou médicale. Dans notre monde devenu si narcissique et replié sur soi, quelle place y a-t-il encore pour une r’Encontre avant une rencontre ?Comment soutenir l’ouverture vers le monde, à l’heure de la tentation du repli ? Comment nous préparer à accueillir de nouvelles perspectives ? Il ne peut aller y avoir de bénédiction sans accepter de se laisser transformer. Cela me désole, nous en sommes encore si loin. Et pourtant… Si j’en crois le Tao qui nous montre ce qui est en haut comme ce qui est en bas, nous avons passé le solstice d’été récemment. C’est le moment de la r’Encontre.