Comment réagir constructivement au chaos planétaire ? Depuis quelques années déjà, cette interrogation tisse sa toile en moi, comme une araignée dans un coin de ma tête. Le bouleversement majeur était d’abord pour moi celui de la perte de contact des humains avec la puissance de vie des éléments naturels et, corrélativement, le pillage de la planète et de nos ressources naturelles. Le temps s’accélère : aujourd’hui, la catastrophe en cours est celle du repli sur soi et de la haine de l’autre, dans un réflexe de peur. L’inverse de la haine, c’est le courage d’avancer malgré la peur. Se désolidariser du monde et le laisser se débrouiller avec lui-même serait un réflexe d’autruche, un autre repli sur soi. Même si certains m’ont suggéré que c’est ce que j’ai fait en me réfugiant dans le Finistère, ce n’est pas la peur qui m’a poussée à partir. Il me fallait d’abord m’extirper d’un environnement de vie qui participait du problème, celui du consumérisme et de l’individualisme. Je devais m’extraire de mes routines pour retrouver la capacité de penser autrement.
Entre clameurs anxiogènes du monde et désordre intime créé par mon exil volontaire, larguer mes amarres s’est révélé une expérience plus dure qu’anticipé : s’il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse, comme écrivait Nietzsche, je devrais prochainement enfanter d’une voie lactée. Plus humblement, d’un début de réponse à cette question : comment contribuer à la naissance d’un nouveau monde ? Soyez vous-même le changement que vous souhaitez voir dans le monde, recommandait Gandhi. Me revient en écho une histoire vraie rapportée par le sinologue Richard Wilhelm à CG Jung :
Il y eut une grande sécheresse dans la ville où Richard Wilhelm séjournait ; pendant des mois, il ne tomba pas une goutte de pluie et la situation devint catastrophique. Les catholiques firent des processions, les protestants firent des prières, les Chinois brûlèrent des bâtons d’encens et tirèrent des coups de fusil pour effrayer les démons de la sécheresse. Finalement, les Chinois se dirent Allons chercher le faiseur de pluie, et celui-ci vint de l’une des provinces. C’était un vieil homme émacié. La seule chose qu’il souhaitait était qu’on mette à disposition une petite maison tranquille où il s’enferma pendant 3 jours. Le quatrième jour, des nuages s’amoncelèrent, et il se produisit une forte chute de neige, imprévisible à cette saison et en quantité inhabituelle. Richard Wilhelm, en vrai Européen, alla voir le vieil homme et l’interrogea : — Ils vous appellent le faiseur de pluie, pouvez-vous me dire comment vous avez produit de la neige ? — Je n’ai pas fait la neige, je n’en suis pas responsable. — Mais qu’avez-vous fait durant les trois jours ? — Oh, cela, je puis vous l’expliquer. C’est simple. Je viens d’un pays où les choses sont ce qu’elles doivent être. Ici les choses ne sont pas dans l’ordre ; elles ne sont pas comme elles devraient être d’après l’ordre céleste, aussi le pays tout entier est-il hors du Tao. Je n’étais pas non plus dans l’ordre naturel des choses, parce que j’étais dans un pays qui n’était pas dans l’ordre. Aussi la seule chose que j’avais à faire était d’attendre trois jours jusqu’à ce que je me retrouve en Tao, et alors, naturellement, le Tao fit la neige.
Le plus vieux livre de sagesse taoïste, fondé sur la dynamique de renversement entre Yin et Yang, s’appelle le Yi-King, le livre des mutations. Toute chose poussée à l’extrême est appelée à se renverser en son contraire. Deux illustrations, l’une inverse de l’autre, me viennent.
Muter le désordre en ordre. Bien que j’aie toujours préféré le chaos à l’ordre, le trouvant plus fécond (l’étoile qui danse ?), je me surprends ces dernières semaines à goûter une certaine ritualisation de mon quotidien. Au réveil, je prends le temps d’écouter, de dessous ma couette, les pépiements des oiseaux. Excellent pour le système nerveux parasympathique : les oiseaux ne chantent que s’ils se sentent en sécurité. Puis, je me rends attentive à ma météo intérieure, observe mes pensées et états d’âme pour mieux m’en différencier. Rien de pire que se lever en s’identifiant à ce petit monde grouillant. Ensuite, j’élargis mon écoute à mon corps. Ankyloses, fourmillements… Une invitation à sortir enfin du lit. Boire de l’eau, faire quelques étirements, quelques mouvements de chi gong, ablutions et petit déjeuner, dans l’ordre ou le désordre. À l’autre bout de la journée, avant de m’endormir, je laisse remonter, en images et sensations, les bons petits moments de la journée — il y en a toujours, même dans les moments plus sombres —, et j’en exprime ma gratitude à la Vie. On se parle depuis toujours, la Vie et moi. Ces deux rituels contribuent à réactiver mon système neuro-parasympathique malmené ces derniers mois, en ce qu’ils encadrent et structurent le pêle-mêle désorganisé du restant de la journée : lire, écrire, se tenir informée, s’interroger, sentir bourgeonner en soi le désir de se remettre au travail, bouger, marcher, réparer, échanger, rire et pleurer, faire de nouvelles connaissances.
Muter l’ordre en désordre. J’ai visité dernièrement le champ de production d’herbes médicinales d’un couple d’herboristes de la région, tous deux profondément connectés à la Vie de la nature. Ils expliquaient qu’après une dizaine d’années de désherbage laborieux de leurs plantations, ils y renonçaient, tant par économie de moyens qu’en reconnaissance du rôle bioindicateur de ces plantes décrétées par les humains indésirables. Désormais, ils laissaient coexister joyeusement les herbes médicinales et les herbes folles, et constataient que les premières ne s’en portaient que mieux. C’était joyeux de voir les graminées danser parmi les alchémilles et les grandes camomilles, les rumex vivre leur vie quitte à en couper les têtes avant qu’ils ne montent en graines. C’était délassant de sentir l’ordre naturel des choses circuler à travers les jardins de plantes.
Voilà peut-être comment accoucher d’une étoile qui danse, comment contribuer au nouveau monde sans se laisser décourager par un défi impossible. Rétablir le Tao en soi et autour de soi, comme le vieux faiseur de pluie. Accompagner ceux qui, eux aussi, cherchent à le restaurer. Et continuer d’écouter ce qui veut naître.
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