De petites expériences du quotidien m’emmènent dernièrement à travers les différentes qualités du temps. Cela demande de l’entraînement avant de pouvoir passer souplement de l’un à l’autre mais il est si bon de pouvoir vivre, comme le chantait Brel, une valse à trois temps, Qui s’offre encore le temps…

Le temps de l’éternité

À la sortie d’un hameau, un panneau en bois signale un menhir. De taille moyenne, en forme de parallélépipède rectangle penché, il est invisible du chemin, posé sur un talus à la lisière d’une prairie bordée de grands arbres. Le pourtour du pré a été fraîchement fauché, les papillons virevoltent parmi les hautes herbes qui se balancent sous la brise. Le ciel est bleu. À quelques dizaines de pas, le mégalithe incliné semble m’inviter à rester en sa présence. Autour de moi, les chênes sont périssables, les papillons éphémères, moi-même suis provisoire. Lui, vieux de quelques millénaires, vit hors du temps. Son champ d’énergie plonge au cœur de la terre, bien au-delà du chaos du monde. Une paix profonde se répand en moi. Je m’éternise. Ou est-ce lui qui m’éternise ? C’est bien l’Aïon de la Grèce antique qui me contemple, le temps circulaire. Lorsqu’enfin je quitte le pré, je me surprends à rêver qu’il suffirait d’une retraite méditative en compagnie d’un menhir pour ramener l’harmonie parmi les hommes et que s’évaporent l’agitation et la confusion.

Le temps de l’instant

Au cours de l’hiver, j’ai dessiné dans le jardin un labyrinthe végétal.  Avec sa sente moussue et ses bordures de branchilles qui s’élèvent moins vite que les herbes folles, son tracé cherche encore ses marques, comme moi dans ce nouvel univers si puissant. J’aime le fouler pieds nus à la tombée du jour, y déposer ce qui m’encombre et ouvrir mes sens à la nature qui m’entoure. Ce soir-là, j’y entre sans interrogation particulière. J’avance en prêtant attention au déroulé de mes plantes de pied sur la terre humide. Bientôt, je sens mon pas s’accélérer, mon esprit déjà se tourne vers le centre cerclé d’osier vivant. Je relâche ma tension vers la destination et mon pas se ralentit de lui-même. L’expérience se confirme à l’inverse : sitôt que j’accélère, je me projette sur l’objectif et perds la saveur du moment. Il me suffit de ralentir à nouveau pour revenir dans l’instant présent : ma foulée qui écrase l’herbe et les copeaux, les oiseaux qui saluent le crépuscule, les parfums de rose et de verveine qui montent des buissons. La tension vers un futur à réaliser est décidément peu compatible avec le Kairos des anciens Grecs, l’opportunité du moment.

Le temps de la course

Je suis fan de sudokus comme, plus jeune encore, je l’ai été de mots croisés. Croiser les chiffres ou les lettres alimente à dose homéopatique mon besoin de contrôle. Un de ces matins, j’ai réalisé que je laissais mon café refroidir plutôt que d’allonger le chrono de ma grille. Il ne s’agirait donc pas seulement de la compléter, mais le plus vite possible ! Ma nature bohème a pourtant toujours abhorré les objectifs de performance. Ma première vie, au service des entreprises, m’avait vaccinée à jamais, croyais-je. Ce sudoku en ligne me dessille les yeux. Les conditionnements ont la peau dure. De l’école au travail, de la politique au sport, qui fait l’éloge de la lenteur ? Qui s’offre encore le temps, De s’offrir des détours ? Rien n’a changé depuis la mythologie grecque où Chronos, le dieu du temps linéaire, dévorait ses enfants au fur et à mesure de leur naissance, pour ne pas perdre le pouvoir. Désormais, je ne me dupe plus, ou moins ? J’observe avec amusement les matins où le chrono l’emporte sur la saveur du café, ceux où je n’ouvre une grille qu’après avoir savouré mon café, ceux où je sirote mon breuvage tout en laissant filer le sablier.

Une valse à trois temps
Qui s’offre encore le temps
Qui s’offre encore le temps
De s’offrir des détours
Du côté de l’amour…