À l’École Bretonne d’Herboristerie, la formation longue débutait ce dernier week-end d’août. Reflets du vieux monde en combustion, nombre d’étudiants disaient revenir d’un burn-out ;  d’autres s’annonçaient en transition, expression devenue le signe de ralliement d’un nouveau monde qui se cherche, alors que la vie n’est qu’une succession de métamorphoses.

Il y a un an, le 2 septembre, je quittais mon ancienne vie (maison, amis, métier, vie sociale) et me posais dans les Monts d’Arrée, un univers aux antipodes de celui du Brabant Wallon. La jeune avocate des multinationales, devenue à l’âge mûr psychologue et analyste jungienne, était cette fois attirée par l’énergie puissante de cette terre celte où le Sacré affleure. Cette mutation-ci aura été la plus radicale et peut-être la plus régénérante d’entre toutes. Elle m’a appris, m’apprend encore, le lâcher-prise, que je croyais pourtant bien connaître, moi qui vis la vie comme un chemin de découvertes de l’inconnu.  Faire le vide pour rencontrer le plein, me répétais-je avant de quitter la Belgique une fleur entre les dents, avec l’insouciance du mental qui se dit « on verra bien » avant de sauter dans le vide.

Réalités matérielles et humaines différentes. Les éléments s’en mêlent. Absence de repères. Lorsque le parachute tarde à s’ouvrir, qu’on réalise que l’on ne peut pas remonter dans l’avion et qu’on tente vainement de se raccrocher à quelque chose, le besoin de contrôle bondit comme un diable hors de sa boîte. Expériences d’impuissance, de solitude, et d’absurdité — la triade existentielle du philosophe KG Durkheim. Les clefs de l’univers ancien ne fonctionnent pas, il faut se rendre à la raison mais la raison, elle, ne se rend pas. Elle scrute la route dans l’espoir d’une résolution rapide des problèmes et ne voit « que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie ». Vient le moment où on renonce même à consulter les transits astrologiques et les oracles qui rassureraient que la sérénité qui tarde sera bien au rendez-vous. Ce n’est qu’alors que l’essence du lâcher-prise se révèle : accepter de perdre le contrôle, et pas  seulement le desserrer. Lorsqu’on s’avoue vaincu avec nos petits pouvoirs d’humain, ne reste que la confiance dans sa bonne étoile. « Je sais que la Vie m’aime ! « , m’étais-je exclamée du fond d’une profonde impuissance il y a trente ans, à mon retour du Tibet. Pourtant, à l’époque je n’avais pas pu lâcher. Mes réflexes de sécurité avaient repris le dessus.

Let go and let god.  Oui mais, si on ne croit pas en Dieu ? C’est pareil. Peu importe qu’on l’appelle sa bonne étoile ou la providence, on n’a pas vécu le lâcher-prise tant qu’on n’a pas expérimenté la confiance dans l’inconnu qui nous fait passer de se sentir abandonné à s’abandonner. Je n’aime pas l’expression « croire en Dieu » car croire m’évoque une opération du mental, et Dieu, une image anthropomorphe. Au-delà des mots, par-delà toute croyance, il s’agit de donner crédit à l’intuition d’un œil du cyclone au cœur des secousses de la vie.

Le lâcher prise est une métamorphose, comme celle de la chrysalide. Quitter le vieux monde familier réveille des stratégies instinctives de sécurisation, d’autant plus exténuantes qu’inutiles. Le premier à s’épuiser est le mental qui persévère jusqu’à infiltrer la nuit. Lorsqu’il est suffisamment affaibli, les émotions se libèrent, et mieux vaut les laisser circuler librement à travers tout son corps, seule stratégie pour ne pas en être submergé. Puis, c’est tout le corps qui voudrait s’écrouler et se crispe à son tour. Le nerf vague, voie centrale de notre système nerveux autonome du crâne aux viscères, s’active. Les muscles se raidissent, brûlent ou se spasment. Le système végétatif se désordonne, pour les uns au niveau cardio-respiratoire, pour les autres digestif… Chacun ses failles par lesquelles la vulnérabilité s’engouffre. Paradoxalement, ce n’est que quand, enfin vide mentalement, émotionnellement, physiquement, on lâche vraiment, qu’on retrouve la sérénité.  Le parachute s’est déployé, bien sûr qu’il allait se déployer. C’était une initiation. Le combat de Jacob avec l’Ange.

Je suis devenue psychothérapeute avant tout pour mieux m’accompagner moi-même. Grâce à toutes ces années de pratique, j’ai pu traverser cette expérience comme acteur et témoin de moi-même, à la fois dans le ressenti subjectif et dans son observation objective. En se connectant à cette confiance en ce qui nous dépasse, on recharge ses propres batteries de confiance en soi. L’on repart avec la conscience que l’épuisement de nos ressources propres ne signifie pas l’insolubilité du problème. Et l’on est laissé face à cette interrogation : qu’est-ce que la vie voulait m’apprendre ? Les limites de l’autonomie érigée en valeur ? Tu ne peux compter que sur toi, me suis souvent persuadée dans ma jeunesse. Vieille croyance restrictive. Avoir l’humilité de faire plus de place à l’Invisible malgré les résistances de l’ego ? Tout cela peut-être.

Si le monde ordinaire nous demande de contrôler, le monde sacré nous demande de lâcher prise.  Il me reste à tisser un pont entre ces deux mondes, cesser d’osciller entre l’un et l’autre. Cela aussi, c’est toute ma vie. Découvrir l’envers du familier, dénouer le défi des paradoxes, relier entre eux les opposés. Et accompagner ceux qui le souhaitent dans leurs propres expériences et transitions, parfois majeures, souvent bouleversantes.