Dans un billet précédent, j’évoquais l’Amour au sommet de ma pyramide spirituelle. Une lectrice m’a objecté : « L’amour est émotionnel, que faire quand on n’éprouve rien, alors ? ». C’est là que le A majuscule marque sa singularité, l’Amour comme énergie subtile qui recouvre l’univers, à la tonalité chaude, confiante et bienveillante, de la même manière qu’il existe aussi une énergie plus froide, plus entropique,  de rejet de l’autre — celle qui semble recouvrir le monde actuellement.

L’amour singularisé de quelques proches (humains ou non humains), que nous connaissons tous, se vit de différentes manières. Il y a l’amour-besoin qui manifeste notre dépendance à l’autre (j’aime celui qui me fait du bien) et sa variante narcissique (j’aime l’autre parce qu’il est comme moi). Cet amour conditionnel peine à s’élever de l’émotion au sentiment : il nous insécurise sitôt qu’il ne remplit plus nos attentes : pour calmer le manque, on va se rabattre sur des compensations (cigarette, chocolat, sexe, boulot), se convaincre que tout compte fait l’autre ne méritait pas notre amour, voire le prendre en grippe. Il y a aussi l’amour tourné vers l’autre, plus décentré de nos besoins, fonctionnant moins en miroir (j’aime qui tu es, même quand tu me frustres). Bien sûr, les deux peuvent coexister, je ne les démêle que pour arriver à la distinction avec l’Amour avec un grand A, l’Amour avant même son complément d’objet direct. Ma certitude en cette force vitale me provient d’une perception sporadique, suffisante pour que j’en reconnaisse la réalité, tout comme je ne doute pas de la persistance de l’énergie solaire même par ciel couvert. C’est toute la différence entre croire et avoir confiance.

Pourquoi la vibration de haine semble-t-elle se répandre plus facilement que celle de l’Amour ? Au siècle dernier, le prix Nobel de physique W. Pauli et le psychiatre CG Jung échangèrent une longue correspondance (publiée chez Albin Michel) sur les résonances entre la physique quantique et la psychologie des profondeurs. Aujourd’hui, de nombreux physiciens quantiques s’accordent sur l’hypothèse que notre cerveau n’est pas l’émetteur de notre conscience mais la radio-relais d’une conscience située dans l’infini, l’au-delà de l’espace-temps. Les énergéticiens de leur côté parlent de différences de fréquence vibratoire : l’amour vibrerait autour de 500Hz, la colère non gérée 150Hz, la haine 50Hz. Je ne suis ni physicienne ni énergéticienne, je ne connais que mon expérience subjective de cette longueur d’onde de Joie et d’Amour qui surgit paradoxalement dans mes moments sombres, comme une pulsation derrière un voile imperceptible.

Alors, si l’Amour universel existe, pourquoi ne nous en imprégnons-nous pas plus ? Comme psychologue, j’ai ma propre hypothèse : nous refermons insensiblement nos cœurs. J’ai longtemps trouvé à l’expression « ouverture du cœur » une prétention inimaginable, peut-être parce qu’inaccessible, avec son parfum spirituel aux notes ésotérique et romantique évoquant pêle-mêle chakras, pierres de guérison, huiles essentielles et éblouissement, comme s’il suffisait de quelques incantations et amulettes pour ouvrir le coffre-fort. Je me souviens d’un de mes tout premiers thérapeutes  de jeunesse à qui je confiais un désarroi, qui avait commenté d’un ton sibyllin « le cœur est blessé » et m’avait recommandé de prendre le temps de choisir ma tasse au petit déjeuner. Perplexe, je n’y était pas retournée. Il m’arrive encore de penser à lui lorsque je me prépare un café. Il avait prévu que le chemin serait long et qu’il fallait commencer par un premier pas.

L’un de mes anciens formateurs, un psychologue américain spécialiste du traumatisme relationnel, écrivait que ce à quoi nous aspirons le plus est aussi ce que nous craignons le plus : nous sentir aimé pour ce que nous sommes, aimer l’autre pour lui-même. Les blessures relationnelles arrivent toujours bien assez tôt dans la vie, la première fois on n’y est pas préparé. Elles font d’autant plus mal qu’elles surviennent à un âge où nous ne sommes pas câblés pour s’en laisser traverser. Qui ne s’est senti trahi, abandonné, mal aimé dans sa vie ? Le système nerveux végétatif se charge de traduire notre vulnérabilité en symptômes physiques : un nœud dans le ventre, la gorge qui serre, la respiration qui se raccourcit, les mâchoires qui se crispent, etc. Le traumatisme naît de la répétition. Il y a 25 ans, un best-seller canadien vulgarisait sous le titre « Les cinq blessures de l’âme » les travaux de célèbres psychologues américains — eux-mêmes inspirés par Reich, rival de Freud. Dans l’espoir de ne plus souffrir, nous nous protégeons par toutes formes de défenses, dont la plus dommageable est de se couper de soi et/ou de l’autre. Nous nous replions sur quelques proches et cessons d’aimer ; nous retournons ce désamour envers nous-même et nous nous déprécions ; nous pouvons ressentir de la haine — ce fantasme pulsionnel de supprimer l’autre qui nous a fait un mal insupportable —, une émotion aussi toxique pour soi-même et son environnement. Certains succombent à un geste (auto-)destructeur, crime passionnel, suicide, pétage de plomb.

Notre cœur est une valve : si tout va bien, il s’ouvre dans les deux sens, comme une porte saloon. Lorsqu’il est meurtri, il peut se bloquer vers l’extérieur et nous ne pouvons plus envoyer de l’amour à l’autre ; ou il se cadenasse vers l’intérieur, et nous ne pouvons plus nous laisser aimer. D’autres fois encore, on se sent capable de donner ou de recevoir, mais notre cœur ouvert est comme enfermé dans une cage en verre, rien ne passe. En fait, c’est même plus nuancé que cela. Le cœur est comme une chambre noire, son ouverture est aussi délicate que celle d’un diaphragme en photo. Surexposé, il se brûle ; sous-exposé, il s’insensibilise et perd son empathie naturelle. Face à l’actualité planétaire, je m’efforce de ne pas me détourner ni me durcir, pour plutôt tenter de ressentir ce que cette époque d’embrasements de destructivité cherche à nous dire. Mais il m’arrive que les larmes me montent aux yeux et il y a des images que je ne me sens pas capable de regarder.

Nous en sommes là dans le monde… Nous rejetons l’Autre, l’inconnu lointain dont la vulnérabilité nous renvoie insupportablement à la nôtre. Nous le dominons pour nous sentir puissant. Nos haines inconscientes sont attisées par les opportunistes en tout genre qui y voient une manière de prendre le pouvoir. Alors que faire ? Les pistes sont nombreuses et se rejoignent. D’un point de vue spirituel, nous rendre réceptifs à cette vibration d’Amour qui nous entoure comme une membrane cosmique invisible et ne demande qu’à entrer en nous et nous réchauffer ; les bains de nature, la méditation, le chi gong sont des activités qui favorisent cette réceptivité. D’un point de vue énergétique, soutenir l’ouverture de nos centres vibratoires, nos chakras, avec des huiles, des chants, des bains de nature, des pendules, des bols chantants, des couleurs, etc. D’un point de vue affectif, cultiver notre capacité d’empathie et de gratitude, apprendre à nous ouvrir et fermer de manière différenciée (on peut se fermer à une personne toxique, sans se fermer aux autres) et cultiver la gratitude au quotidien. D’un point de vue physiologique, apprivoiser nos émotions pour les laisser se diffuser dans notre corps (c’est contre-intuitif, mais plus on les contrôle, moins elles se détendent) : les thérapies somatiques, la pleine conscience, la cohérence cardiaque y contribuent. D’un point de vie actif, poser des gestes concrets vers d’autres, même lointains : une réconciliation, une prise de parole sincère, un engagement communautaire…

Faire circuler l’Amour. En nous, autour de nous. Une large part de notre humanité est aspirée dans une spirale de destruction, face à laquelle notre indifférence auto-protectrice est une bombe à retardement. Il ne s’agit pas d’ouvrir son cœur précipitamment au risque de se retraumatiser mais d’entretenir et élargir petit à petit  notre processus d’ouverture. La seule mise en route peut contribuer à amorcer le renversement de la spirale en un cercle vertueux. C’est du boulot, mais il n’est jamais trop tard.