La même semaine, des pluies torrentielles dévastent Valence, une étudiante en sous-vêtements défie les mollahs à Téhéran, Trump revient au pouvoir à Washington. À défaut de faire face à son inconscient, l’humanité projette ses peurs en comportements destructeurs qui se déclinent en maltraitance et négligence de ceux perçus plus faibles, femmes, enfants, migrants, nature. La grille de lecture psychanalytique reconnaît dans ces manifestations d’omnipotence illusoire, haine, mépris et repli sur soi, des réactions de survie face à de vieilles mémoires traumatiques, la peur d’un effondrement qui a déjà eu lieu. Élargir cette lecture au plan collectif suggère que notre société est enlisée dans un stade de peur infantile.
Nous avons chacun notre place dans l’architecture du nouveau monde qui mûrit douloureusement. Je cherche la mienne. Les grands espaces des Monts d’Arrée m’aident à prendre du recul et me ressourcer. Ici, j’avance à tâtons entre intuitions et expérimentations, avec de nombreuses interrogations et quelques certitudes. Je ne fais pas de la politique mais de la psychologie. CG Jung appelait ombre ce que nous refusons de regarder. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, il écrivait :
« La situation présente du monde montre l’humanité entière déchirée, comme jamais auparavant, en deux moitiés apparemment irréconciliables. C’est une loi psychologique que, si un fait intérieur n’est pas rendu conscient, il se présente de l’extérieur comme destin. Autrement dit, si l’individu demeure monolithique et ne devient pas conscient de son opposition interne, il est probable que l’univers devra figurer le conflit et être scindé en deux. » (CG JUNG, Aïon, 1950)
Plus que jamais, 75 ans plus tard, il faut qu’enfin émerge la noirceur défensive du monde, et qu’enfin nous intégrions nos vulnérabilités. En continuant d’utiliser l’autre à notre profit, nous allons à notre perte. Si j’en crois les archétypes activés dans l’astrologie mondiale, avec la prochaine entrée de Pluton (transmutation) en Verseau (humanité), les ombres collectives de notre société vont remonter à la surface, nous poussant dans les 20 années à venir à nettoyer en profondeur notre rapport à l’autre. C’est le moment de surfer sur cette vague porteuse. Selon la théorie du changement élaborée au 20e siècle par l’École de Palo Alto, un changement de type 1 est une modification à la marge, visant à préserver le système (on redécore la pièce) ; un changement de type 2 est une modification du système, des règles du jeu et des interactions (on réaffecte la pièce). Les écroulements systémiques auxquels nous assistons demandent une mutation plus radicale, que je qualifierais de changement de type 23 (on sort de la maison) : entrer dans un autre jeu de croyances, un autre paradigme. Deux discours au moins sont obsolètes et contre-productifs : celui de la suprématie de l’être humain sur le reste du vivant, et celui de la survivance du plus fort. Comme nous avons basculé avec Copernic du géocentrisme à l’héliocentrisme, l’anthropocentrisme doit céder la place à un ecocentrisme : selon ce nouveau récit collectif, le monde naturel est notre matrice vivante, au cœur de la vie, et c’est à nous de collaborer sur un pied d’égalité avec les autres organismes vivants non humains. La théorie darwinienne de la loi du plus fort est l’autre mythe à déconstruire : renoncer à notre supériorité ne ferait pas de nous des victimes, les contes, les fables, les mythes regorgent d’histoires où le plus frêle l’emporte sur le géant. Il y a dans la vulnérabilité une valeur à chérir, qui nous permet de rencontrer l’autre dans son humanité et de nous rencontrer nous-mêmes, autrement.
Peu importe par où l’on commence, l’essentiel est de s’y mettre. Une de mes pistes est de rechercher le chemin de la joie et du respect – en un mot, du sacré — dans les petites choses. L’attention dispersée est destructive de l’unité corps & âme, tandis qu’une attitude d’émerveillement dans le quotidien nous aide à retrouver le chemin de l’humilité et de l’ouverture à l’autre. Le sacré, c’est ce que nous respectons comme inviolable, que l’on s’interdit de profaner. Il ne se cantonne pas aux sphères éthérées, il se niche au sein de la matière et des détails. Pour passer du profane au sacré, je m’essaie à ritualiser quelques-uns de mes gestes machinaux. La fonction d’un rituel est de marquer un seuil, ouvrir un espace et un temps hors du machinal et du frénétique, nous remettre en contact avec la profondeur de l’existence. Nul besoin de mettre en place des gestes venant d’autres cultures, les rituels ne s’empruntent pas indifféremment comme des vêtements. Nous connaissons une foultitude de rituels en provenance de maintes traditions : se déchausser, se verticaliser, s’asseoir, se lever, s’agenouiller, allumer une bougie, ériger un autel, brûler des herbes, honorer les quatre directions, danser autour du feu, battre le tambour, embrasser un arbre, méditer, chanter, prier, remercier, etc. Seuls sont agissants ceux qui trouvent leur chemin en nous dans une connivence intime corps et âme, jusqu’à devenir une pratique aussi naturelle et nécessaire que l’hygiène dentaire — la comparaison a sa limite : on peut se brosser les dents sans être présent à ce que l’on fait, encore moins à l’intention qui y préside : éviter le dentiste, offrir à son entourage une haleine fraîche, ou encore purifier notre expression, comme on tourne sept fois sa langue dans sa bouche ?
Un rituel dépourvu d’une conscience et d’une intention n’est qu’un folklore — un chasse-mouches, comme je désignais les signes de croix de mon enfance. Inversement, ce qui transforme un geste banal en un rituel, c’est la qualité de présence qu’on lui accorde. Toutes les activités quotidiennes peuvent devenir des rituels lorsqu’elles sont habitées d’une intention claire. Plus celle-ci vient du cœur et est orientée vers le bien commun, plus son énergie est forte. Lorsque le geste est habité, il modifie l’énergie de l’action, il génère un changement intérieur : un recentrage, un apaisement, ou l’émotion typique du numineux, du sacré. Je me suis ainsi interrogée sur un rituel qui enchâsserait mes journées dans une autre qualité. Le rituel du coucher m’est apparu naturellement : c’est ce moment où je remercie la Vie de me soutenir et m’accompagner, reconnaissant que même les expériences désagréables se transforment en apprentissages : je ne peux plus m’endormir sans ce temps de gratitude. L’entame matinale a émergé de façon plus tâtonnante, autour d’un moment profane immuable mais souvent distrait, mon petit déjeuner. Désormais, je dégage la table de ce qui s’y accumule, m’abstiens des distractions telles une lecture ou un coup de fil, et entre dans une présence sensorielle : mon petit déjeuner devient une méditation gustative, la table un petit autel, le jaune d’œuf un petit soleil. Mon p’tit déj’ n’est plus un consommable distrait mais un microcosme d’harmonie en dehors du temps. Peut-être un autre rituel me viendra-t-il, car en réalité, la journée commence avec le premier pas posé sur le sol, mais du moins son amorce a-t-elle gagné en qualité.
Mon premier thérapeute, il y a quarante ans, me recommandait déjà de prendre le temps de choisir ma tasse le matin. Tout commence-t-il par le petit déjeuner ? S’il ne va pas changer la face du monde, il participe à ce changement d’état d’esprit nécessaire. Remettre par petits touches de la présence savoureuse dans le quotidien m’apparaît comme un chemin de réenchantement, en ces temps de chaos pathologique.
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