La souffrance du monde, si je n’en perçois qu’une infime partie, me bouleverse. Le chaos ambiant m’évoque le Déluge antique qui submergea la terre. Vers quoi tendre pour retrouver le goût du vivre-ensemble et la joie de vivre ? Et comment tenir ce cap, alors que nous sommes comme des bouchons dans les creux d’un vaste océan ? Gageure ? Voilà les questions qui me tiennent éveillée la nuit.

Le cœur de ma compétence est la préservation d’un équilibre dynamique dans un contexte de chaos — nullement l’organisation de la société. Toutefois, l’être humain n’est pas qu’intra-psychique. On ne peut pas faire de psychologie en s’extrayant de la société dans laquelle nous vivons. J’essaye de regarder le monde avec lucidité. Je vois quelques tendances apparemment irréversibles à l’échelle d’une vie humaine, voire de quelques générations : nous sommes huit milliards d’individus ; certaines villes sont peuplées de plusieurs dizaines de millions d’habitants ; les ressources de la planète sont inéquitablement réparties ;  la nature est dégradée dans sa biodiversité, son équilibre climatique et la qualité de ses éléments, air, eau et terre ; les migrations politique, économique et climatique s’amplifient ; les démocraties rongées par l’impuissance sont tentées par les gouvernements totalitaires.

Quelle attitude juste dans ce monde troublé ? Dans mes questionnements, je me fais cobaye, je tâtonne beaucoup et parfois je rame. Je tisse des liens entre mes expérimentations, les sagesses des peuples anciens et les apports de penseurs contemporains. Il n’y a pas une manière unique, one-size-fits-all, de nourrir la vie et la confiance en ces temps mortifères, mais toutes partagent une même exigence : déconstruire nos croyances obsolètes et retrouver le chemin vers notre authenticité, serait-ce au prix de déstabilisations transitoires. S’aventurer hors des chemins convenus peut être sportif.  Il nous faut acquérir une plasticité intellectuelle, émotionnelle et nerveuse, tout autant qu’une fidélité à notre être profond.

Quel cap donc ? La nuit me souffle ces mots : « Aller vers l’autre comme un cadeau » Comme tous ceux qui sont nés avant 1970, j’ai grandi dans une société caractérisée par la sécurité et l’abondance, rendant superflue la solidarité. De ces « trente glorieuses » est née une culture d’individualisme dont l’exacerbation a conduit au narcissisme outrancier et au capitalisme financier. Le monde des entreprises, qui a longtemps été mon univers professionnel, reste encore largement bloqué dans un modèle d’exploitation et d’épuisement des ressources (humaines et matérielles) qui revendique de manière incantatoire des relations win-win sans réussir à s’imprégner de leur esprit. À l’heure où notre modèle sociétal se fissure et s’écroule, l’esprit repu et égocentrique de l’après-guerre ne peut proposer que le repli sur soi et l’ostracisme, alors que c’est de solidarité dont nous avons besoin.

Il nous faut redécouvrir un véritable esprit coopératif et considérer l’autre comme notre égal, en valeur si pas en force. Pas de coopération sans respect mutuel, sans joie réciproque. Robin KIMMERER, mère de famille, descendante du peuple Potawatomi et professeure de botanique au Collège des sciences de l’environnement et des forêts de l’Université d’État de New York, a écrit «  Tresser les herbes sacrées », un petit bijou aussi poétique que scientifique dans lequel elle croise légendes, traditions et sciences pour nous révéler les leçons de sagesse de la nature. L’auteure illustre l’art de vivre en co-construction à travers l’exemple des trois sœurs : le maïs, le haricot et la courge. Plantées ensemble, ces trois plantes s’enrichissent mutuellement : le maïs pousse en premier et se fait tuteur pour le haricot qui s’enroule autour de lui, tandis que la courge recouvre le sol et offre de l’ombrage à ses deux sœurs. Le maïs apporte le soleil, le haricot l’engrais azoté, la courge l’humidité. C’est une coopération sans compétition. Sur le plan alimentaire, le même partenariat solidaire se retrouve : le maïs apporte les glucides, le haricot les protéines et les acides aminés, la courge les vitamines. Pour les peuples premiers, les esprits de ces plantes étaient comme trois sœurs solidaires qui, la nuit, prenaient des formes féminines pour danser dans les champs. À travers cette histoire botanique et légendaire s’entend autant l’intelligence de la nature que celle des peuples anciens restés à son écoute — et que nous avons éradiqués.

Nous les humains avons tout à gagner à nous inspirer de cette sagesse ancestrale. Il ne s’agit pas de rester en cordée dans un esprit de peur et de survie, mais de devenir curieux de l’autre, son mystère et sa richesse. C’est un échange de cadeaux. La société d’abondance nous a fait oublier que nous sommes des êtres relationnels, il est de notre essence d’aller à la rencontre de l’autre, même sans savoir ce que nous échangerons. Dans un livre éclairant, « La Rencontre », le philosophe Charles PÉPIN souligne qu’il n’y a de rencontre (amoureuse, amicale, professionnelle ou autre) que lorsqu’on accepte de se décentrer, sortir de ses croyances et habitudes et s’ouvrir à l’inattendu. Une vraie rencontre, c’est aussi une déstabilisation.

Dans les mythes anciens, survivre au déluge implique une nouvelle destinée collective. L’apaisement du monde passera par l’ouverture aux autres et le nouage de nouveaux liens de fraternité. Je ne suis pas sûre de voir l’avènement de cette nouvelle humanité de mon vivant, mais c’est tous les jours que l’on sème. Ceux qui reconnaissent dans l’astrologie un reflet synchronistique de l’expérience humaine verront un signe encourageant dans la récente entrée de Pluton en Verseau : Pluton est l’archétype de la déconstruction en profondeur avant la renaissance ; le Verseau est l’archétype de l’esprit collectif et humanitaire. Un cap pour les vingt prochaines années !