Il y a un an, comme un poisson qui quitte ses eaux chaudes et plonge dans les flots tumultueux de l’océan, je migrais en Finistère. L’intention de départ donne rarement le sens de la traversée. C’est une autre expérience que la rencontre avec la nature sauvage qu’il m’a été donné de vivre : une éprouvante confrontation à la matière, non par la rudesse de la terre bretonne et de ses éléments, âpres mais vivifiants, mais par l’accumulation de troubles dans une maison qui, contre mes attentes, tarde à devenir un cocon sécurisant.

À l’approche de mon premier hiver, une première vague de perturbations me secoue, sur fond de tempête Cioran : pannes d’installations électriques, sanitaires bouchés à répétition, infiltrations par le toit et la cheminée, inondation restée sans cause explicable. Réveil de vieux ressentis d’impuissance, d’abandon, d’inexistence et de gniaque de survie. Piqûre de rappel d’une expérience universelle. Arrive le printemps, et une seconde vague : avaries diverses, ruptures de canalisation, plantage en chaîne de plafonniers, surtension électrique, et j’en passe. Les artisans appelés au secours se succèdent. « Jamais vu ça, comprends pas, vous n’avez pas de chance », entends-je à répétition. Symptômes physiques de stress, anxiété hypocondriaque en plein désert médical. Mon corps, mon fidèle allié, ne me lâche pas! Le désordre de mon univers particulier me renvoie au bouleversement planétaire : comment font-ils, ceux dont le monde a explosé sous la contrainte ? Écrire me permet d’alchimiser mon chaos interne. Les mots montent dans la nuit. Une intervention de géobiologie m’offre une accalmie. Avec l’été monte la troisième vague de sinistres. Relents diffus de vieilles vases, colères et haines paranoïdes dépourvues de cible. Mélanie Klein, sors de mon corps ! Revoici l’automne. Ruptures prolongées du 4G et du wifi, plantage d’appareils électroniques et électroménagers, porte coulissante bloquée, nouveaux dommages des eaux, avaries de la pompe à chaleur. Lorsqu’enfin elle rend l’âme, je me surprends à rire, sincèrement. J’observe avec dérision ce concentré surréaliste de dégâts.

Quand la pompe qui alimente la maison en eau lâche à son tour, je craque. Y aurait-il vraiment des esprits farceurs ou hostiles dans cette maison ? Veulent-ils me faire partir ou me testent-ils ? Comment comprendre leur langage ? Me souvenir que chez Jung, les armoires craquaient, les couteaux explosaient en morceaux. Lui aussi a craint pour sa santé mentale ! Reviens, crie la corne de mes amis alarmés. La petite chèvre n’est pas prête à quitter les Monts d’Arrée. J’aime ce pays, ses grands espaces, ses mythes, ses habitants. Mais la question se pose sérieusement : jeter le gant ou tenir bon ? Je consulte la tradition chinoise : le Yi Jing est à la qualité du moment ce que le Feng Shui est à la qualité de l’espace. Ensemble, ils donnent une position GPS de la crise.

Yi Jing, hexagramme n°5 : « Se nourrir/Attente confiante : à l’extérieur le ravin, danger ; à l’intérieur le ciel, force. Ainsi l’homme noble mange et boit ; il est joyeux et de bonne humeur. » Bon à savoir : selon le calendrier chinois, l’hexagramme n°5 présidera à l’année 2025. Cultiver l’attente confiante et joyeuse sera le mantra de la nouvelle année.

Feng Shui : trop de yin, il faut ramener de la lumière et de l’ordre ; et encore : la relation avec la maison ne s’est pas établie, il faut lui parler. Il est vrai que, depuis mon arrivée, les bouleversements émotionnels m’ont tenu écartée de cette réalité invisible : ma maison a une âme. Je nettoie les sols en dansant, allume des bougies, fleuris les pièces frigorifiées, fumige les murs pour que les souffrances emmurées descendent dans la terre. Maison, je ne t’abandonne pas. Il est encore temps que nous devenions amies.

Je ne m’étais jamais encore vraiment intéressée à l’esprit des lieux. Pour les peuples premiers, toute réalité vit sur trois plans : physique, la matière dans sa densité ; énergétique, l’intensité vibratoire reliée aux courants cosmo-telluriques, le plan des gardiens du seuil ; spirituel : la vie de l’âme comme une étincelle du monde divin, et le canal d’accès à cet au-delà. Ainsi le corps, s’il est une physiologie complexe, dégage aussi une aura et est le vaisseau d’incarnation de notre âme. De même, les plantes ont des vertus médicinales, énergétiques et (pour certaines) enthéogènes. La cathédrale de Chartres est un assemblage de calcaires, marbres, bois et vitraux, elle repose sur un croisement de lignes géomagnétiques et de réseaux telluriques, elle est un lieu où s’honore le divin à travers une iconographie et des rituels. Les calvaires et les mégalithes qui ponctuent la Bretagne sont des monuments en pierre taillée, mais aussi des marqueurs de failles et courants d’eau, ainsi que des symboles d’un culte, chrétien ou païen. Cette cosmographie m’aide à naviguer dans le chaos.

Qu’en est-il de ma modeste maison ? La cascade de sinistres est-elle à mettre sur le seul compte d’un bâtiment mal entretenu (la faute à pas de chance), ou exprime-telle d’autres niveaux de la réalité ? Ma voisine me suggère que le triskell dessiné à l’envers dans le jardin l’hiver dernier a retourné son énergie contre moi. C’est un symbole énergétique puissant, faut pas jouer avec ça, m’avait-elle déjà avertie.

E = mc², la matière est de l’énergie. Toute forme émet des vibrations qui peuvent modifier le champ énergétique d’une personne ou d’un lieu. Jusqu’ici, ce n’était pour moi qu’une théorie, cela devient une expérience. L’onde de forme du triskell a-t-elle pu déstabiliser les conduits sanitaires, d’eau, d’électricité, de cheminée, le fonctionnement des appareils, le glissement des portes ? En quoi son sens giratoire aurait-il été déterminant ? Peu importe, l’heure n’est plus à l’intellect. Dois-je le démanteler ? Je sollicite à nouveau le Yi Jing, hexagramme 61 : « La vérité intérieure. Ainsi se manifestent les effets visibles de l’invisible. » Voilà qui entre en résonance avec le constat clinique de Jung : « Si un fait intérieur n’est pas rendu conscient, il se présente de l’extérieur comme fatalité. » Je me résous à défaire la forme et sens en la dénouant la puissance de ses vortex enlacés, et comme une énergie qui se relâche. Le lendemain, un artisan répare la pompe du puit, un autre remet sur rail la porte bloquée, je récupère l’électroménager réparé. À son père, pasteur désabusé, qui lui disait qu’il ne fallait pas penser mais croire, Jung rétorquait qu’il ne s’agissait pas de croire, mais d’expérimenter. Je ne pense rien, je ne crois rien, j’expérimente.

La réalité a une dimension psychoïde, c’est-à-dire double, physique et psychique. C’est l’hypothèse de la synchronicité, née du dialogue fructueux entre Jung et le prix Nobel de Physique, W. Pauli.

« Que je m’irrite d’un obstacle extérieur ou d’une pensée intime, c’est, psychiquement parlant, d’une égale réalité. La seule différence c’est que l’un se rapporte au monde des choses physiques et l’autre au monde des choses spirituelles. »

Accepter la tension entre deux pôles apparemment contradictoires, tels la psyché et de la matière, permet de transcender leur apparente dualité. Cette conjonction des opposés, à rechercher, rejoint la philosophie hindoue du Vedanta, selon laquelle le monde tel qu’il nous apparaît n’est pas plus tangible ni moins illusoire qu’un rêve : c’est le voile illusoire de la Māyā qui rend difficile pour le psychisme humain de saisir la réalité une et infinie du monde. Avec son mythe de la caverne, Platon ne disait pas autre chose. Décidément, la philosophie orientale, du Vedanta au Tao, la psychanalyse et la physique quantique semblent se rejoindre. Face à elles, la rationalité de l’Occident semble bien restrictive et unilatérale.

Que m’ont révélé ces fatales synchronicités ? Qu’aspirant au vide pour générer un nouveau plein, je suis allée au-devant d’une retraversée de vieilles insécurités pour mieux les vidanger ? Que cette maison, image de mon psychisme, témoigne du profond bouleversement de mon expatriation, dont je n’avais pas pris la mesure ? Que la pensée linéaire nourrit les scénarios du pire ? Que la recherche de sens est une énergie de survie ? Que la pensée jungienne continue de me donner un fil d’équilibre, et aussi la sagesse orientale ? Que lorsque la sécurité externe lâche, c’est le moment de redécouvrir sa sécurité intérieure ? Que le lâcher-prise et la confiance (joyeuse de préférence) sont les meilleures armes dans l’adversité ? Tout cela et beaucoup d’autres choses encore.

Méfiez-vous de ce que vous demandez, vous pourriez le recevoir ! Pour 2025, je demande la plénitude.