Le monde du développement personnel chamanise à tour de bras. Sur les réseaux sociaux, un test propose de déceler si l’on a le profil d’un chamane ou d’un « HP » spirituel. Appât pour egos naïfs autant que manifestation du drame contemporain : que l’archétype du Shaman soit si puissamment activé (contrastant avec celui, moins radical, moins rude, du Druide) traduit la profondeur de la crise que notre société traverse, autant que sa tentative d’en émerger plus forte.
Une crise spirituelle d’ampleur. Un terme lui aussi galvaudé, et évanescent tant il revêt une acception différente pour un athée, un mystique, un païen ou un adepte d’une religion. Je le tente néanmoins. Par-delà les différences, l’expérience spirituelle renvoie, me semble-t-il, à la relation que l’homme entretient avec « ce qui le dépasse », qui s’éprouve mais ne se prouve pas. Personne ne semble pouvoir y échapper. Carl Gustav Jung avait gravé sur le fronton de sa maison, en latin, un oracle de la Grèce antique : « Appelé ou non appelé, Dieu sera présent ». Son expérience de psychiatre l’avait conduit à constater que, alors que l’existence métaphysique de Dieu ne peut être affirmée objectivement, sa présence dans le psychisme humain — les images de dieu — est intemporelle et universelle. Les matérialistes pur jus contrediront peut-être ce constat, eux qui balaient hors de leur champ de conscience ce qui n’est ni tangible ni mesurable. Pourtant, il est des souffrances qui résistent à tout travail psychothérapeutique, des angoisses noyées dans des addictions, qui trouvent enfin un allègement lorsqu’elles sont envisagées sous l’angle d’un vide spirituel. Pour tous les autres, l’expérience spirituelle se rencontre dans un entrelacs d’évidences intimes, interrogations, croyances transmises, superstitions et tentatives de rationalisation. Chacun se débrouille comme il peut face à cette expérience de « ce qui le dépasse », qu’il le nomme Grand Tout, l’Univers, Dieu, le Monde Subtil, l’Invisible, l’Intuition, ou encore le Hasard. « Le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito », disait Albert Einstein.
Parce que précisément cette réalité ne peut être ni mesurée ni prouvée, elle n’échappe pas au retour du doute — hormis peut-être chez les grands mystiques ayant vécu une révélation directe si puissance qu’elle n’en permet aucun. L’expérience spirituelle prend donc la forme d’une quête. À travers mon cheminement personnel comme celui de tant de personnes que j’ai accompagnées comme psychothérapeute, j’y distingue plusieurs étapes.
Au préalable, il y a ces premiers moments d’interrogation, ces premières rencontres avec la prescience d’une dimension « Autre », qui peuvent prendre différentes formes : une expérience transcendante directe, une révélation mystique ; un contact plus immanent avec des intuitions troublantes, un sixième sens ou une synchronicité ; un transport émotionnel bouleversant au contact de la nature ou d’une œuvre d’art ; un rêve qui nous poursuit ; une expérience subjective d’effraction dans la réalité ordinaire, telle une perception extrasensorielle ou hallucinatoire, une sortie du corps ou un voyage astral ; une croyance qui ne laisse pas en paix ; un désarroi face aux expériences existentielles majeures que sont l’absurdité, la finitude et la solitude ; l’expérience de déréliction ; la grande descente dans la nuit noire de l’âme.
C’est le début de la quête, l’impulsion de se mettre en chemin dans l’espoir de toucher cette réalité autre, pressentie ou entrevue. Elle peut d’abord partir tous azimuts : stages, lectures, retraites, pélerinages, jeûne, méditation, écoute de ses rêves, lecture des oracles, arts ésotériques, induction d’états modifiés de conscience par la stimulation sensorielle ou les produits psychoactifs — dits enthéogènes car ils éveillent le sentiment du divin. L’exploration est tantôt rationnelle, cognitive et philosophique, tantôt irrationnelle, sensitive et expérientielle. Le chemin est d’autant plus ardu qu’il est parsemé de doutes. A-t-on rêvé ? Y a-t-il vraiment quelque chose ? N’est-ce qu’une fuite de la réalité ordinaire ? Un de mes termes d’argot anglais préférés le reformule magnifiquement : coddiwompling, « voyager avec détermination vers une destination inconnue ». C’est aussi, en image, l’arcane du Mat dans le tarot de Marseille.
Dans une second temps, après suffisamment de rencontres sporadiques avec « ce qui nous dépasse » pour ne plus en douter, la quête se transforme : il s’agit de trouver son sillon préférentiel, sa manière plus personnelle d’entretenir le canal entrouvert pour ne pas le laisser se refermer. Il en est de la relation au Monde Autre comme de toute relation humaine : elle requiert un travail d’apprivoisement, de recentrage et de présence régulière : en l’occurrence, présence à soi et présence au mystère. Comment incarner durablement dans sa vie ordinaire l’énergie vitale canalisée dans ces explorations ? C’est une autre question pour un autre billet.
Je reviens à la vague chamanisante actuelle et à la crise spirituelle qu’elle m’évoque. Sa lecture archétypique me suggère que ses racines plongent dans un conflit interne d’une puissance quasi-psychotique, c’est-à-dire éveillant une faille identitaire : qui suis-je ? On sait combien notre société est devenue pathologiquement narcissique, se cherchant à travers les selfies. La maladie grandit avec l’illusion de toute-puissance dont nous sommes biberonnés. Il y a trente ans, Souchon chantait « on nous fait croire que le bonheur c’est d’avoir… ». Aujourd’hui, on nous fait croire que les technosciences ont tout pouvoir. S’y ajoute la diabolisation du phénomène religieux dans la foulée des brassages confessionnels et des radicalisations terroristes : tout signe d’appartenance spirituelle est désormais suspect et renvoyé dans l’inconscient, où il reprend d’autant plus de vigueur qu’il est nié. Ces deux tendances se conjuguent dans un récit collectif qui fait de nous des apprentis sorciers. Les amoureux du compositeur Paul Dukas ou de Walt Disney savent comment les balais se sont déchaînés. Pas étonnant que notre société donne des signes d’angoisses psychotiques et réagisse par des quêtes tous azimuts.
Il y a 70 ans, Malraux annonçait déjà : « Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux ». Quelle que soit l’image que l’on s’en fait, renouer une relation avec « ce qui nous dépasse » nous aiderait à retrouver, outre notre équilibre psychologique, notre humilité, préalable au respect de soi et de l’autre — qu’il nous dépasse ou que nous le dépassions.
Je crois notre société dans une traversée sombre dont elle peut émerger régénérée, une crise chamanique.
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