Une cascade de bouleversements intimes m’a conduite il y a une bonne dizaine d’années sur la voie chamanique, dans la tradition amérindienne des quêtes de vision, et celle, amazonienne, des plantes de vision. Un chemin qui permet la rencontre avec le monde invisible ainsi qu’un fameux élargissement de son champ de conscience, lorsqu’on est issu comme moi d’une culture cartésienne qui tend à dévaloriser l’irrationnel. Pour autant, quoique familiarisée de longue date avec les pratiques chamaniques et ayant beaucoup voyagé dans les pays dont elles s’originent (Canada, Tibet, Mongolie, Pérou), j’ai toujours ressenti qu’elles émanaient d’ethno-cultures qui me restaient étrangères et auxquelles je ne pouvais accéder qu’au prix d’une torsion de mes propres références et traditions. Cet inconfort n’est pas étranger à mon choix de venir vivre en Bretagne et de me rapprocher ainsi des traditions celtes comme des propriétés médicinales des plantes de nos biotopes. J’ai rapidement été accueillie par une clairière de druides, dans la perspective d’une éventuelle initiation ultérieure, et me suis par ailleurs inscrite à l’École Bretonne d’Herboristerie.

Dans un premier temps, j’ai été frappée par les similitudes des pratiques chamaniques et druidiques : sur le plan des valeurs, même attitude païenne de respect et de gratitude envers le Vivant qui nous entoure, même reliance au Sacré de la Nature, même cosmologie qui perçoit un Monde Autre, animé d’esprits. Sur le plan des comportements, mêmes rituels qui sollicitent nos cinq sens, même activation de l’intuition, mêmes aptitudes à prodiguer des soins selon les  traditions ancestrales, même engagement au service de la vie communautaire. Petit à petit, j’ai néanmoins perçu aussi l’activation de deux archétypes aussi différents que complémentaires  — Rappelons qu’un archétype est plus qu’un concept : c’est une matrice énergétique universelle, dont les représentations peuvent différer selon les cultures. Il s’écrit avec une majuscule pour rappeler ce plan universel.

Afin d’introduire la différence que je perçois entre le Shaman et le Druide, je ferai un détour par Freud. Il avait, pour imager la fragilité du psychisme humain, utilisé la structure du cristal : quand il casse, il casse, mais selon des lignes de fracture préexistantes. De même,  tout être humain fragilisé craque selon des lignes de force qui lui sont propres : certains s’écroulent sur le versant psychotique, d’autres sur le versant névrotique. Je distingue similairement dans l’archétype du Shaman une force traduisant un dérèglement transitoire de type psychotique, tandis que l’archétype du Druide manifesterait plutôt une force d’ordre névrotique, moins perturbatrice. Soyons concrets.

La structure archétypique d’un shaman est celle d’un  « Guérisseur-Blessé ». Dans les traditions chamaniques, son initiation émerge sous la forme d’une maladie physique ou mentale. S’il s’écroule, sa faille psychique le fera basculer sur le versant psychotique. S’il traverse cette crise personnelle de mort et renaissance, il sera reconnu guérisseur, et son don sera à la mesure de sa propre fragilité traversée. Notre professeur d’ethnopsychiatrie soulignait ainsi que nombre de psychotiques seraient, dans leur culture d’origine, entourés par les villageois assistant à la naissance d’un shaman, alors que nous ne pouvons leur offrir que des camisoles chimiques. Combien de fois y ai-je pensé alors que je travaillais dans un hôpital psychiatrique :  parmi ces jeunes adultes parfois délirants et pourtant sages à leur manière, lesquels seraient-il devenus des guérisseurs dans leur pays d’origine plutôt que des malades mentaux chez nous ? Né d’une initiation au contact de la Mort, l’archétype du Chaman exprime la rencontre maîtrisée avec l’entropie, le chaos, la folie. Quand un shaman pratique l’art de la divination ou de la guérison, c’est en état modifié de conscience, par l’extase et le voyage dans le monde Autre, où il s’est aventuré et dont il est revenu. Le voyage chamanique au tambour tel que nous Européens l’expérimentons n’est qu’une version gentille et édulcorée de ces transes : nous en vivons l’initiation archétypique à la mesure de notre capacité, sans en avoir la puissance originelle ni l’accompagnement ethno-spirituel — l’expérience est loin d’être dénuée d’intérêt, mais c’est un autre sujet. De ce contexte particulier, découle naturellement que la voie chamanique est solitaire (même si plusieurs shamans peuvent se réunir en cercles pour plus de puissance) et que l’identité chamanique reste discrète : dans la tradition, un shaman ne se présente jamais comme tel.

Par contraste — pour autant que je puisse en juger à partir de mes premières observations, lectures et conversations —, la structure archétypique du Druide est celle d’un  « Sage ». Dans la tradition druidique, l’initiation se fait par transmission rituelle d’un autre druide enseignant, au sein d’une clairière (comparable à la loge chez les francs-maçons). Sur le plan archétypique, la construction psychique du Druide est non catastrophique : s’il s’écroule, ce sera par défaut sur le versant névrotique, comme le tout-venant. Né d’une initiation par la Connaissance, l’archétype du Chaman exprime la rencontre avec la néguentropie, l’ordre, la sagesse. Quand il pratique l’art de la divination ou de la guérison, c’est par le biais des énergies de la nature : il connait les propriétés botaniques et énergétiques des plantes, le magnétisme, la radiesthésie, les oracles, l’astrologie, etc. Il ne voyage pas dans le Monde Autre mais l’interpelle à travers des rituels tout en restant en état normal de conscience. De ce contexte particulier, découle naturellement que la voie druidique est collégiale (même si certains druides peuvent choisir la solitude) et que l’identité druidique ne se voile pas : un druide peut se présenter comme tel en toute simplicité, il est un érudit qui ne cultive pas le secret.

Le Shaman ou le Druide ? L’un est-il préférable à l’autre ? Nous avons besoin de vivre tôt ou tard à travers les deux archétypes. Chacun de nous connaît, à un moment donné, une crise intérieure telle qu’il peut se sentir malade, mentalement ou physiquement ; tout comme chacun de nous a besoin d’être suffisamment instruit pour déchiffrer le monde dans lequel il évolue. Nietzsche écrivait qu’il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse.Freud, beaucoup moins poétique, énonçait que la santé consiste à être suffisamment névrosé pour s’adapter au monde et suffisamment psychotique pour le remettre en question. Avant qu’advienne le papillon, la chenille s’autodétruit en une boue moléculaire informe au sein de sa chrysalide. Dans la mythologie grecque, Chaos a donné naissance à Gaïa et Éros.

À titre personnel, j’ai eu besoin, très jeune, d’accumuler les connaissances dites ésotériques, comme des GPS dans mes traversées obscures. J’ai appris, plus tard, à traverser mes mers démontées, tantôt en surfant sur la vague, tantôt en buvant la tasse, toujours en rejoignant la plage. Privilège de l’âge, je goûte aujourd’hui la douceur d’approcher le monde à la manière druidique, à travers les transmissions de connaissances plutôt que les épreuves. Néanmoins, choisir de venir vivre en Bretagne m’a fait vivre une perte de tous mes repères familiers, que je n’avais pas mesurée. Éternels recommencements.

Le vide avant le plein.