En 1992, James Hillman (1926-2011), psychologue américain et analyste post-jungien, publiait une série de réflexions sous le titre « Malgré un siècle de psychothérapie, le monde va de plus en plus mal ». Que dire 30 ans plus tard ? L’hédonisme post-mai 68, le consumérisme et le matérialisme techno-scientifique nous ont rendus individualistes jusqu’à l’abus. Nous asservissons la planète à nos besoins et saccageons notre espace vital. La perversion narcissique, cette manifestation de la personne à ce point vide d’amour de soi qu’elle doit vampiriser l’autre pour survivre, se banalise. La photo est devenue selfie, et la littérature récit de soi. Notre humanité est malade de son narcissisme. Paradoxalement, les consultations de relation d’aide résonnent plus que jamais du manque de confiance en soi, d’estime de soi, d’amour de soi.
Les thérapies restent des aménagements. Le développement « personnel » nous permet d’anesthésier nos blessures intimes. Nous agrandissons notre espace intérieur pour qu’elle soient moins irritantes, comme des poissons que l’on déplace d’un bocal trop étroit vers des aquariums plus larges. De 50 l à 200 l, de 500 l à 1000 l, certains s’installent confortablement dans un bassin de taille confortable et oublient la paroi de verre, d’autres, plus rares, s’y heurtent à nouveau et aspirent à un lagon, à la pleine mer.
Il y a neuf mois, en même temps que je quittais mon univers familier dans une profonde remise en question, je mettais en suspens mon activité de psychothérapeute alors que, paradoxalement, elle correspond à ma fibre profonde : aider les personnes à entendre la voix de leur âme. Depuis quelques années déjà, il me semblait qu’il manquait quelque chose, que la crise du monde était si profonde que nous ne pouvions plus nous contenter d’essayer de trouver le chemin vers nous-mêmes, ne pouvions plus nous suffire d’être autocentrés. Une interrogation, personnelle et professionnelle, me tenait — me tient toujours — éveillée la nuit. Comment intégrer dans mon équation personnelle la réalité de ce monde qui s’effondre? Comment m’intégrer moi-même dans l’équation de ce monde bouleversé ? Et comment renouveler mon travail pour intégrer ce questionnement ?
Les ébranlements planétaires nous confrontent à de nouvelles problématiques relationnelles qui restent encore dans l’angle mort des consultations. Ces relations-là — l’Inconnu, les cultures autres, les migrations, la nature vivante, le monde invisible — sont plus difficiles à appréhender que nos difficultés de proximité — famille, amis, collègues, voisins — car elles menacent notre homéostasie. Pourtant, il nous faut les intégrer à notre conscience. Le défaut d’en prendre soin génère un cercle vicieux de peur, d’indifférence et de haine de soi projetée sur l’autre. En témoigne l’actualité tous azimuts, ce cercle-là est en train de devenir un maelström.
Un proverbe africain dit : Umuntu ngumuntu ngabantu — L’homme est à travers l’autre. Nous devons nous tourner vers notre environnement planétaire, humain et non humain, si lointain ou douloureux soit-il. Ce n’est pas une question de chercher des « solutions » mais d’élargir son regard. Ce n’est pas non plus une question de peur. Plutôt de dignité humaine. Comment rester ouverts face à des cadres de référence qui sont chamboulés et anxiogènes ? Vivre, et non survivre ou vivoter, exige de ne pas se replier sur soi. Fort bien… Mais si c’est anxiogène ? N’est-ce pas contre-nature de s’ouvrir à la noirceur environnante ? C’est seulement contre-intuitif : le repli sur soi est une réponse naturelle du système nerveux orthosympathique qui, s’il ne peut pas aller au combat, se réfugie dans la fuite, voire dans le figement. Pour pouvoir faire face, il nous faut d’abord recharger notre système nerveux parasympathique, le pendant de l’autre, celui de la confiance. Pour oser faire face sans nous écorcher, nous avons besoin de recharger nos batteries, remonter nos vibrations, par des bains de joie. La joie est une énergie vitale qui existe dans l’Univers sans avoir besoin d’événements joyeux. Il nous faut retrouver comment s’y brancher, comme une longueur d’onde sur la radio.
Comme psychothérapeute, c’est ce chemin-là que désormais je me sens appelée à accompagner : aider à chacun à trouver son chemin vers la joie, oser regarder le monde en face, et sentir où est sa place pour incarner un monde renouvelé. Je ne suis pas une magicienne. Être une professionnelle de la relation d’aide ne me confère pas plus de certitudes qu’à quiconque. Dans la mythologie, Chiron était un centaure (mi-homme, mi-cheval) doué d’une grande capacité à soigner tout en souffrant lui-même d’une blessure incurable. Chiron est l’archétype du guérisseur-blessé, qui agit en tout thérapeute : c’est parce qu’il reste blessé lui-même, en contact avec sa vulnérabilité sans en être submergé, qu’il peut offrir une présence à l’autre sans l’envahir de projections. La beauté du processus psychologique, la grâce de la relation thérapeutique, c’est qu’en face, chez cette personne, il y a un guérisseur intérieur dont la capacité va se révéler par l’alchimie des inconscients et enrichir le thérapeute lui-même en retour. Carl G Jung formulait cela très bien cela : La rencontre de deux personnalités est comme le contact entre deux substances chimiques ; s’il se produit une réaction, les deux en sont transformées.
Aussi, après neuf mois (!) d’obscurité, il m’apparaît enfin que je répondrai à l’appel renouvelé de mon métier en me plaçant au service des personnes qui s’interrogent comme moi sur cette équation majeure : comment affronter les difficultés de la réalité planétaire, humaine et non humaine, tout en préservant son intégrité et sa joie de vivre ? Je suis confiante qu’ainsi mon propre questionnement continuera de mûrir, et qu’ensemble nous pourrons former une chaîne d’humains alter-responsables, participant à la reconfiguration positive de notre monde.
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